C’est en écrivant que je me déshabille

01-Le peintre&son modèle

                                                                         ©Melina Jaouen

Les rapports du peintre et de son modèle sont un grand sujet de fantasmes.

On suppose des liens troubles, des pensées secrètes, des picotements d’excitation quand le corps s’exhibe. Oui, peut-être, mais lorsque l’on pose plusieurs heures par semaine, par jour, l’imagination désirante laisse la place au professionnalisme.

On peut lire pour s’en convaincre Les yeux nus, journal de Claire de Colombel, modèle environ vingt heures par semaine, pour des établissements publics et privés, ateliers d’artistes, associations de quartiers, écoles diverses.

Avis aux dessinateurs, que l’aventure du nu tenterait : « Le cou est long, les seins sont petits, les hanches sont étroites et les jambes sont allongées. Le ventre, lui, ressort facilement, à la fin d’un repas il peut donner l’illusion d’un début de grossesse. Quand je le vois apparaître sur les dessins, il m’inspire un léger dégoût. »

Claire de Colombel, corps de danseuse, ne triche pas, souhaitant avant tout parvenir à un degré de présence maximal, entre abandon et vigilance, puissance et vulnérabilité, loin de tout effet de théâtre, entendez, de minauderie.

Ecrit avec la plus grande honnêteté, sans esbroufe, à la fois modestement et très précisément, Les yeux nus dit la douleur des muscles, l’inconfort du froid, la fatigue, les stratégies pour dissoudre les tensions et garder la concentration, mais aussi les moments de bien-être ou de grâce : « J’écoute. Ce qui circule, ce qui se contracte. J’identifie, une zone. Ça pique, ça tire, ça coince, ça brûle. Etre dans la sensation mais pas dans la lutte. Entrer, dissoudre de l’intérieur, remettre en mouvement. A l’extérieur le corps doit rester immobile, à l’intérieur il ne faut pas qu’il se fige. »

06-Le peintre&son modèle

                                                                    ©Melina Jaouen

La recherche de l’équilibre est un souci constant, mettre à distance les points de souffrance une nécessité. Sagesse du modèle nu s’apparentant au tao du bambou : partir du vide pour créer le plein, plier sans résister, tenter l’élément liquide et la circulation du souffle quand les contractures sont trop fortes, le raffermissement quand l’avachissement aurait tendance à se prolonger.

Ancrer le regard dans une direction.

S’installer au mieux dans un temps de pose, jusqu’à l’épuisement.

Eviter la routine, la prison de l’habitude.

Parfois, les poses se font à deux. Arrivée de Laure – c’est la première fois pour elle – qui tout de suite invente une chorégraphie, pose sa tête sur les genoux de sa partenaire, ou colle son buste sur son dos. Impression d’amours saphiques à la façon de Courbet, bonheur d’une étreinte sans luxure en public, puis d’un détachement consenti à deux.

Des mots volent, se posent sur le corps – « Elle est plus fine que ça. Tu l’as élargie. Regarde, tu peux encore réduire le volume du buste » – dépersonnalisent, modifient la perception que le modèle peut avoir de lui-même.

05-Le peintre&son modèle

                                                                       ©Melina Jaouen

Constat : « L’immobilité est entrée dans mon quotidien, aujourd’hui, c’est elle qui paye le loyer. »

Constat : « Le ventre est noué. Deux semaines que je n’ai pas travaillé. Appréhension d’exposer de nouveau à des dizaines de regards ce corps fatigué qui aurait bien dormi trois heures de plus. Ce corps qui depuis quelques jours teste ses limites. Corps qui a trop bu trois soirs de suite. Corps pas très ancré qui revient douloureusement à ma conscience quand le réveil sonne. Corps qui s’est ouvert à un autre et encore empreint de lui. C’est tout cela que je m’apprête à exposer, même si les yeux qui vont s’y attarder ne le voient pas. »

Constat, que le critique lit comme une promesse : « C’est en écrivant que je me déshabille. »

yeuxnusCOUVsite

Claire de Colombel, Les Yeux nus, Les Impressions Nouvelles, 2016, 144p

site de Claire de Colombel

Merci à Anaïs, modèle, pour son bel enthousiasme

Merci à Corentin Canesson, peintre et commissaire

Merci à Melina Jaouen, photographe, pour sa confiance de fond

Retrouvez-moi aussi sur le site de la revue indépendante Le Poulailler

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