La guerre des images selon Daech, par Jean-Louis Comolli

Pour Daech, les images sont des armes de guerre.

Jamais la cruauté n’avait été montrée à telle échelle avec autant de détestable volupté (un désir de mort absolu).

Que l’image tue les mécréants, qu’elle blesse à l’extrême leur sensibilité, les pétrifie, les épouvante, anesthésie leur sens critique (il y a trop à voir).

Nous ferons régner la terreur, à laquelle contribuera, que vous le vouliez ou non, votre voyeurisme (votre fascination morbide) de dépravés occidentaux, tel est le credo des nouveaux nihilistes, le détail de la mort des suppliciés (égorgements, mutilations diverses, explosions de chair, écrasements des crânes, encagements, noyades à la grue, bûcher des corps) masquant le stade ultime d’une pornographie honnie autant qu’intériorisée par les assassins (sang et sperme).

Le psychanalyste Jacques Lacan l’avait annoncé : « Au fond, Hitler était un précurseur. »

Héritier de plusieurs siècles de luttes et de tentatives d’émancipation du peuple, Jean-Louis Comolli, cinéaste (plus de quarante documentaires, quelques fictions), théoricien (Cinéma contre spectacle, Cinéma, mode d’emploi, Corps et cadre, Voir et pouvoir), enseignant, ancien directeur des Cahiers du Cinéma grande époque, communiste de fond, pose une hypothèse : et si Daech, dans sa fascination pour les effets visuels les plus saisissants à la façon d’Hollywood et de Quentin Tarentino, sa maîtrise des techniques cinématographiques, son studio de l’horreur (Al-Hayat Media Center), parachevait, dans une volonté d’extermination totale de toute autre visibilité que la sienne, la société du spectacle par le mouvement même de son anéantissement ?

Lorsque l’on a passé sa vie à défendre un cinéma profondément éthique – filmer au nom des plus vulnérables/dépossédés, et sauver la dignité de tous, qu’ils soient pauvres ou puissants  – l’avilissement par Daech d’un médium retourné en puissance de mort est insupportable.

Précision dès l’incipit : « J’appelle « cinéma » toutes sortes d’images qui sont enregistrées cadrées et sont ensuite, toujours cadrées, montrées sur un écran, soit par projection, soit par diffusion (télévisions, tablettes, téléphones…). »

Fruit (notamment) de plusieurs séminaires organisés à Paris (les Dimanches de Varan) et Lagrasse, dans l’Aude, à l’occasion du festival Le Banquet du livre ayant lieu chaque année sous les bons auspices des éditions Verdier, Daech, le cinéma et la mort est un livre passionnant, tant il s’offre comme un travail en cours sur un sujet à la fois impossible et pourtant évident, telle une « intervention publique » concernant le destin des images à l’heure de la mondialisation/propagation/propagande de la torture.

 S’efforçant, après Abdelasiem El Difraoui (Al-Quaida par l’image, 2013), d’analyser la construction d’une rhétorique de l’effroi (les types de mises en scènes, les gros plans sur les gorges, le triomphe du bourreau, la récurrence de figures stylistiques hyperboliques), Jean-Louis Comolli pointe avec force la nouveauté d’images destinées à être diffusées immédiatement (le don d’ubiquité est le fantasme du numérique), à la différence de la volonté des Nazis d’effacer les traces de leurs ignominies (lire Images malgré tout, de Georges Didi-Huberman), et de montrer véritablement la mort au travail, quand le cinéma tel que nous l’aimons ne cesse de jouer de la dialectique disparition/réapparition, et que l’on y meurt pour de faux : « Que l’on croie au simulacre est la condition même des représentations, et spécialement du cinéma. », « Le cinéma a donc été inventé pour fragiliser l’absolu, fragmenter le « tout » de la mort. »

L’enjeu est de taille, qui consiste aujourd’hui à sauver la simple possibilité de penser, parler, écrire, aimer librement, et de douter, contre la soumission et la position d’impuissance à quoi renvoient les images indignes de Daech (cette forme d’érotisation infecte de la mort nous forçant à jouir de son spectacle) : « Les boucheries visibles, et même hypervisibles, dans les clips de Daech sont comme ornées de guirlandes : montages exaltants, musiques entraînantes, rythmes échauffée, sur impressions envoûtantes, éclairs aveuglants, truquages numériques époustouflants, tout un arsenal d’effets qui est celui, nous l’avons souligné, du « cinéma d’action » hollywoodien, qui est aussi celui de la plupart des publicités télévisées, des génériques de séries, etc. Aucun hasard dans cette coïncidence : le même effet d’avilissement du spectateur passe par les mêmes moyens. »

La surenchère, l’enflure, a remplacé « l’école du moins » (il y a encore à voir), qui fut l’honneur des Hawks, Lang, Ford ou Fuller, ces cinéastes aristotéliciens (la partie pour le tout) ayant le sens de la responsabilité (respect de la place du spectateur, et de son travail).

Prenant appui sur Georges Bataille, Sade et Jean Genet pour comprendre le lien entre l’insupportable du meurtre, la défiguration, et la rage de vivre, Jean-Louis Comolli pense avec Marie-José Mondzain (L’image peut-elle tuer ?) que la question est « à présent de distinguer dans les productions visibles celles qui s’adressent aux pulsions destructrices et fusionnelles et celles qui se chargent de libérer le spectateur d’une telle pression mortifère autant pour lui-même que pour la communauté. »

Daech pose le paradoxe d’iconoclastes (la politique des ruines et de la tabula rasa) parfaitement iconodules, épris de leurs fétiches au point de désirer détruire, du plus profond de leur haine, le monde qui les a fait naître et les motive encore.

Méfions-nous des idolâtres condamnant la « concupiscence des yeux » des autres, formule augustinienne, pour mieux laver leur conscience du péché de jouir sans frein dans leurs petites culottes sales.

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Jean-Louis Comolli, Daech, le cinéma et la mort, éditions Verdier, 2016, 128p

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