La recherche de l’harmonie en toutes choses, le Japon par Corinne Atlan

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Romancière, traductrice – notamment de Haruki Murakami et Keiichiro Hirano – le dernier livre de Corinne Atlan, publié dans une belle et audacieuse maison d’édition belge (Nevicata), est un régal pour l’esprit.

D’aspect modeste (moins de cent pages), très bien écrit, L’empire de l’harmonie est un essai sur le Japon, dont on ressent immédiatement que la profondeur d’analyse sans pédantisme qui s’y manifeste relève d’une connaissance intime d’un pays restant, malgré ce que peut en dire le discours le mieux informé, une énigme.

Evoquant les notions centrales pour le peuple japonais de mono no aware, « la poignante mélancolie des choses », et d’évitement, Corinne Atlan approche avec précaution l’objet de son désir.

Conversation à propos d’un livre savoureux, que les départements d’études universitaires japonaises s’enorgueilliraient d’inscrire à leurs programmes.

Le titre de votre livre, Japon, l’empire de l’harmonie, est construit sur un oxymore. Que dit-il de l’âme japonaise ?

Ce titre exprime les deux aspects de cette harmonie si importante aux yeux des Japonais : l’esthétique, le raffinement, la sérénité, mais aussi le carcan que peut représenter une harmonie devenue « obligatoire » et qui impose une normalité, la plupart du temps intériorisée, et un consensus général.

Où étiez-vous le 11 mars 2011 ? Quelles sont aujourd’hui encore les répercussions – les répliques – de l’accident nucléaire de Fukushima dans la société japonaise ? Le déni ou le refoulement sont-ils de mise ?

J’étais en France, épouvantée et curieusement triste de ne pas être au Japon pour partager ce qui se passait. Voir la vie continuer normalement dans les rues de Paris me donnait un sentiment d’irréalité…

En France, quand on parle de la catastrophe de 2011, on a tendance à penser uniquement à l’accident nucléaire, et plus du tout aux 20 000 morts du tsunami, une tragédie qui est loin d’être oubliée au Japon. Quant à l’accident, il est toujours en cours à l’heure actuelle, les répercussions se feront donc encore longtemps sentir. On ne peut pas parler de refoulement, je crois, car les informations existent, simplement il faut aller les chercher, elles ne sont pas beaucoup mises en avant dans les médias. Il y a un désir de normalisation à tout prix avant les JO de Tokyo de 2020.

Pourquoi le Japon ne vous a-t-il plus quittée depuis votre arrivée à Kyoto ? Quel âge aviez-vous ? Y veniez-vous pour un voyage d’études ou d’agrément ?

Je suis venue pour la première fois au Japon l’année de mes vingt ans, et j’y ai passé un peu plus d’un an. J’avais déjà ma licence de japonais en poche et venais pour y vivre, y travailler. Il y avait peu de Français là-bas à l’époque (vers la fin des années 70), et ce n’était pas compliqué pour une jeune étrangère de donner des cours, et trouver des petits jobs, surtout en parlant japonais. Kyoto, comme je le raconte dans le livre, a été l’un des premiers lieux que j’ai visités à mon arrivée, et m’a beaucoup marquée, même si j’ai dû attendre ensuite les années 2000 pour vivre dans cette ville, lorsque j’ai été lauréate de la Villa Kujoyama. J’y ai écrit mon premier roman (Le Monastère de l’aube, Albin Michel, 2006). Entretemps il y a eu plusieurs périodes de ma vie où j’ai vécu au Japon : à Nagano, à Toyama, à Tokyo… différentes expériences de vie, et il y a eu aussi beaucoup de voyages, bien sûr. La culture japonaise est si riche, le pays si varié – malgré sa réputation d’uniformité -, qu’on n’a jamais fini de le connaître.

Les Japonais préfèrent, contrairement à ce que l’on croit spontanément peut-être, l’asymétrie aux proportions parfaites. Comment comprenez-vous cela ?

Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi on « croit spontanément le contraire » ! Les lignes parfaites, les proportions idéales sont plutôt des canons esthétiques occidentaux. Le sens du beau au Japon ne vise pas des représentations idéales, mais cherche plutôt à rester proche de la réalité concrète avec ses imperfections.

Roland Barthes ou Nicolas Bouvier ont très bien décrit le Japon. Quels sont selon vous les écrivains francophones qui ont les mieux perçu ce pays ?

J’aime bien ce livre de Michel Butor, Le Japon depuis la France, Un rêve à l’ancre paru chez Hatier en 1998. De plus en plus d‘écrivains  s’intéressent au Japon aujourd’hui. Mes préférés sont Eric Faye, Michaël Ferrier, Philippe Forest…

Vous rappelez que « les deux œuvres à l’origine de la littérature japonaise, le Dit du Genji et Notes de chevet » ont été écrites par des femmes. » Qu’en penser ?

Les dames de Cour du Xème siècle se sont emparées d’une écriture « non savante » qui leur était destinée (les actuels hiragana ou syllabaire phonétique) pour rédiger journaux intimes ou récits, et non pas textes hagiographiques ou religieux comme les hommes lettrés (qui étaient les seuls à maîtriser les idéogrammes chinois). Le rôle des femmes dans la société et la littérature japonaise a toujours été immense même si elles n’étaient pas forcément les plus visibles.

L’artisanat est-il défendu par les plus hautes instances politiques, ou considère-t-on qu’il n’y a pas besoin de réguler à ce niveau le commerce ?

C’est un élément très important au Japon depuis longtemps : ce pays a mis au point dès 1950 le système des « Trésors nationaux vivants », qui permet de reconnaître certains artisans, ou plutôt artistes (la frontière entre les deux est floue au Japon) comme étant arrivés au sommet d’un art millénaire (textile, céramique, travail du bois ou du bambou, etc.) tout en étant ancré dans leur époque.

Vous citez Philippe Pons, correspondant du Monde à Tokyo depuis 1976 : « C’est une ville où il est difficile d’accrocher ses nostalgies : les lieux disparaissent avec ceux qui les ont fait vivre. » Ressentez-vous cela ?

Quiconque fréquente Tokyo un certain nombre d’années le ressent, je pense. On construit et on déconstruit très facilement à Tokyo. Des immeubles ultramodernes qui viennent d’être édifiés seront peut-être remplacés par d’autres, plus contemporains, dans dix ans. Les boutiques, les restaurants, les centres commerciaux, tout change très vite.  « L’impermanence » n’est pas un vain mot. Il y a une conscience très forte que tout évolue, se modifie sans cesse, est voué à la disparation à plus ou moins longue échéance.

Vous pointez la courtoisie japonaise. Cependant, les phénomènes discriminatoires semblent loin d’être minoritaires au Japon. Sont-ils ostentatoires quelquefois ?

Le racisme et la discrimination existent au Japon, mais ne prennent pas la même forme qu’en Occident. Cela se manifeste plutôt par une mise à l’écart du groupe et des phénomènes d’exclusion, tout aussi difficiles à vivre pour qui en est victime. C’est très rarement ostentatoire, mis à part les manifestations de style « hate speech » (discours de haine) anti-coréen par exemple. Mais il s’agit là d’un épiphénomène dû à des groupuscules d’extrême-droite, que les citoyens ordinaires rejettent totalement.

Les Japonais ont-ils admiré ou peuvent-ils encore admirer la civilisation chinoise comme les Romains admiraient les Grecs, une réécriture inquiétante de l’histoire, sur fond de montée du nationalisme, faisant désormais des Chinois des ennemis héréditaires ?

Il est difficile de répondre en considérant « les Japonais » comme une catégorie en bloc, opposée à une autre catégorie qui seraient « les Chinois ». Il y a des gens extrêmement divers au Japon, comme partout, et ils peuvent aussi avoir des avis très différents sur la question en fonction de leur milieu, de leur génération. Prenons la propagande nationaliste pour ce qu’elle est, et ne noircissons pas le tableau… La plupart des Japonais ne sont pas dupes, ils savent bien ce que leur culture doit à la Chine ancienne, à commencer par l’écriture. La société est encore aujourd’hui profondément imprégnée d’influences et de références chinoises, c’est une évidence pour tous. Et puis, les Japonais adorent la cuisine chinoise, et les touristes chinois adorent visiter le Japon, où ils sont très bien accueillis !

Pourquoi les Japonais sont-ils assez spontanément francophiles ?

Il y a toujours eu une sorte de fascination réciproque entre la France et le Japon, sur le plan du raffinement, des arts, de la littérature… Une sorte d’effet miroir qui remonte au moins à l’époque du Japonisme. Il existe encore aujourd’hui un a priori favorable envers les Français, où il entre une grande part de fantasmes et de clichés. Mais il n’est pas très étonnant au fond qu’on nous préfère aux Américains, qui ont été les occupants du Japon après la défaite, et sont toujours présents dans les bases militaires d’Okinawa… Encore que, dans la jeunesse japonaise, les Américanophiles ne manquent pas non plus.

Le romancier Keiichiro Hirano, dont vous êtes la traductrice, trouve « étouffante l’atmosphère consensuelle qui règne au Japon », pays acceptant mal, selon lui, les êtres plus vulnérables. Est-ce également votre perception ?

N’étant pas japonaise, c’est beaucoup moins pesant pour moi. Même si je parle japonais, on n’attend pas de moi que j’aie intériorisé tous les codes de la société japonaise. La situation de gaijin, « personne de l’extérieur », a des côtés très confortables !

Les chômeurs ou les gens économiquement fragiles vont avoir tendance à cacher leur situation, pour des raisons propres au Japon que K. Hirano analyse finement dans l’entretien qu’il m’a accordé pour ce livre. Mais à propos d’« êtres vulnérables », le regard sur les handicapés par exemple, me semble beaucoup plus tolérant au Japon qu’en France, et l’espace public mieux adapté…

Comment rendre en français l’ambiguïté inhérente à la langue japonaise ?

Il faudrait un livre entier pour répondre à cette question ! Je vous renvoie à ce petit texte sur la traduction, paru sur le site de mon ami Michaël Ferrier, http://www.tokyo-time-table.com/#!corinne-atlan—entre-deux-mondes/c1m9b où vous trouverez plusieurs éléments de réponse. Mais, vous savez, le français aussi peut être très ambigu, et le japonais très précis ! Je pense que toutes les langues sont polysémiques et ont leur part d’ombre, ce n’est pas réservé au japonais.

En dehors du Japon, êtes-vous spontanément animiste ? Les kamis voyagent-ils avec vous ?

Tout à fait. Mais je ne mettrais pas le mot « kami », pas plus qu’aucune autre définition d’ordre religieux d’ailleurs, sur ce que je ressens vis-à-vis de la nature, qui occupe une place primordiale dans ma vie.

La rencontre avec une culture, c’est aussi la rencontre avec l’écho qu’elle trouve en nous. On ne sait pas si on adhère à une culture parce qu’on a appris à la connaître, ou si on désire la connaître, se « l’approprier » en quelque sorte, justement parce qu’elle nous correspond intimement, parfois davantage que notre culture d’origine.

Propos recueillis par Fabien Ribery

Corinne Atlan, Japon, l’empire de l’harmonie, collection L’âme des peuples, éditions Nevicata, 2016, 96p

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