Point de chute suivi de lumières, Gérard Titus-Carmel, quarante-cinq ans de paroles silencieuses

 

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Brisées – Sur la route de la soie, peinture XIV, Gérard Titus-Carmel, 2009 – ph. Michel Minetto

L’intensité poétique du peintre et graveur Gérard Titus-Carmel est impressionnante.

Dans un volume imposant bâti tel un mausolée vivant, ouvert aux quatre vents des désirs de ses lecteurs (invitation au voyage), les éditions L’Atelier contemporain ont regroupé quarante-cinq ans d’écrits sur la peinture d’un homme qui ne sépara jamais l’action artistique de la réflexion sur sa pratique.

De la peinture/gravure aux mots, jaillit le sentiment d’une même jouissance, pour qui crée des mondes comme autant d’affirmations interrogatives.

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Viornes et Lichens, peinture X, Gérard Titus-Carmel, 2014

Pourquoi y a-t-il la peinture et le dessin plutôt que rien ?

Pourquoi y a-t-il Chardin, Munch, Caspar David-Friedrich, Henri Matisse, Bram van Velde, Degas, De Chirico, William Hogarth, Alberto Giacometti, Pierre Bonnard, Max Ernst, Philippe de Champaigne, Antonio Segui, Pincemin, Grünewald, plutôt que rien ?

A propos de son amitié avec le graveur Piero Crommelynck, qui compta tant pour Picasso : « Je garde de Piero le souvenir de longues journées passées à travailler ensemble dans la plus totale connivence, dans cette course éperdue que nous menions contre la vitesse de l’acide, précautionneusement penchés au-dessus de la cuve où dormait la lourde eau turquoise qui lentement rongeait le cuivre, comme si nous nous tenions à la verticale d’une fosse dangereuse où somnolaient des reptiles sournois, leurs puissantes mâchoires prêtes à nous happer. Le cliquetis des pointes, les reflets de nos visages dans le miroir du métal poli, l’odeur des vernis, du sucre et des produits nettoyants, les chiffons jetés en boule sur la table où les paroles venaient se briser en éclats, rires étouffés, sourires entendus, brefs coups d’œil, l’amitié, en un mot. »

On comprend immédiatement ici que le peintre se double d’un écrivain, sans que l’on puisse déterminer vraiment qui invente qui, même s’il semble que la rédaction régulière de notes d’atelier (une intention devenue rituel) ait entraîné une sorte d’approfondissement du silence fondamental inhérent à toute création – contre le spectacle et ses falsifications.

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Figure du Double, n°3, Gérard Titus-Carmel, 2012 – photo Michel Minetto

Ami de Jacques Dupin, Gérard Titus-Carmel n’a jamais séparé sa fréquentation des poètes et de la poésie (de nombreux volumes chez Fata Morgana, Champ Vallon, Obsidiane, La Porte) de son engagement plastique,

Dans un texte fameux de 1964 (L’œil et l’esprit), le philosophe Maurice Merleau-Ponty se questionne sur le sens même de ce que recouvre le mot « inspiration », développant l’idée qu’il se pourrait bien que toute inspiration véritable relève avant tout d’une respiration de l’être en tant que tel, soit de la vie en tant qu’elle se présente en dehors de l’espace et du temps, d’un ordre secret des apparences, que peuvent quelquefois rendre visible l’artiste, le poète.

En cela, Titus-Carmel est un artiste inspiré, point de jonction, comme tout auteur majeur, entre l’histoire de l’art et la nature naturante, productrice de signes et de forêts de symboles égarants/structurants.

Peintre d’un Occident voué à l’autodestruction, Titus-Carmel apparaît surtout comme un taoïste attentif à ce qui, par-delà les contradictions et contractions apparentes du monde, rappelle l’unité première des dix mille choses.

On peut ainsi regarder ses œuvres graphiques comme un champ énergétique ouvert à la réconciliation de toutes les fables, palimpseste ou territoire d’empreintes posées dans un équilibre fragile.

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La Bibliothèque d’Urcée, papiers d’Orient I, Gérard Titus-Carmel, 2008

Confidence faite au poète Jacques Darras en 2006 (L’effondrement et la beauté) : « L’art élève l’autre dans l’amitié de l’œuvre. »

A propos du peintre Eugène Leroy, compris de l’intérieur, dans un texte admirable : « Car c’est cela que nous peignons – c’est cela que peint Eugène Leroy : notre bannissement du monde céleste. Et c’est cet arrêt qu’il biffe et rature, ce sentiment de manquement au monde qu’il n’a cessé de combler pour qu’une fois la couleur et la lumière si véhémentement réunies et enfin pacifiés au sein du tableau, celui-ci le réintègre dans son histoire. »

Car il y a chez Gérard Titus-Carmel regardant Leroy (en frère inversé, si l’on songe à leurs œuvres respectives faussement antithétiques) à travers Giorgione un « dur désir de durer », ce conatus du peintre creusant sa solitude et son « doute d’exister », à coups de gouges et de pinceaux.

On lira alors avec le plus grand soin Retour d’écho, texte de 2011 où le poète n’aura jamais peut-être mieux formulé l’exigence de créer : « J’entends pratiquer l’exercice de l’écriture avec ce même sentiment d’être toujours au bord du gouffre et de n’avoir rien à pardonner à cette vaste blancheur sur laquelle je me tiens penché. Les textes succèdent aux textes, je connais une folie d’écrire – sur la poésie, sur la peinture ; sur des auteurs de la marge, somptueux et dédaignés, ou insuffisamment fréquentés ; sur des peintres hors-norme, qu’il est de bon ton d’aimer trop tard, et souvent pour de mauvaises raisons. Sur la beauté et son fracas ; sur l’absence. Et il arrive parfois, comme en un muet retour d’écho, que la peinture heurtant le mur du silence qu’elle révèle, demande à son tour la trêve, qu’elle exige un peu d’air et des mots pour l’accompagner ; et qu’elle commande le projet d’un poème à ses côtés, d’une suite de poèmes, d’un livre, même, pour se mesurer à sa construction et ne plus se sentir trop seule. Elle se conforte alors des mots comme d’une parole amie, bienvenue à ses abords et qui l’aide à se comprendre. »

Gérard Titus-Carmel, Au Vif de la peinture, à l’ombre des mots, préface de Roland Recht, L’Atelier contemporain, 2016, 750p

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Feuillée, dessin n°6,  Gérard Titus-Carmel, 2000

Des œuvres de Gérard Titus-Carmel sont visibles à l’Abbaye royale de Saint-Riquier (Picardie) jusqu’au 23 décembre 2016

Site de L’Atelier contemporain

Vous pouvez aussi me lire en consultant le site de la revue numérique indépendante Le Poulailler

Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. A reblogué ceci sur Denise Pelletier et a ajouté:
    une perle de jour … merci à l’auteur.

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