Vous avez de belles veines, me disait l’infirmière – écrire, selon Christophe Esnaut et Jean-Charles Massera

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Sarah Kane

Malgré des styles très dissemblables, Gangue son de Jean-Charles Massera et Mythologie personnelle de Christophe Esnault ont ceci de commun d’être des dispositifs d’écriture, des mises en scène du sens où les deux auteurs, nourris de culture littéraire, composent leurs livres adossés à la bibliothèque, tout en prenant quelque distance avec les fantasmes de toute puissance que peuvent sembler conférer leurs dons, mais aimant l’un et l’autre, c’est une récurrence dans leurs textes, jouer de leur attractivité quant au jaillissement et épanouissement du parfum des femmes.

Ambition commune : prendre le sens de vitesse, créer des cataractes de sons et faire du rythme la base même d’une pensée fauchant la mort. Battement du cœur, battement des phonèmes, tambour-machine du corps parlant/écrivant, et Deleuze plutôt que Freud.

Répondant, après d’illustres devanciers (Tzara, Jacob, Cendrars, Reverdy, Paulhan, Radiguet, Picabia, Constant, Artaud, Crevel, Rigaut, Arp, Bousquet, Chagall, Drieu la Rochelle, Giacometti, Huxley, Kandinsky, Pound, Ray, Saint-Pol-Roux, Ernst, Magritte, Char, Aragon, Crevel, Buñuel, Desnos…) aux quatre questions posées par André Breton à la gent artistique dans les revues Littérature (1919), La Révolution surréaliste (1925) et Minotaure (1933), Christophe Esnault invente sa propre vérité, rendant hommage au passage, des neuroleptiques dans les poches et sous les paupières, des nuits à se couper la gorge, à la dramaturge anglaise Sarah Kane et à son douloureux 4.48 Psychose.

Réponse à « Pourquoi écrivez-vous ? » : vingt pages données d’un bloc comme une révolution, « note de suicide interminable » d’un écrivain porté par un flux de mots échappés d’une bouteille de gaz ouverte. Rage et métaphorisme permanent – « Le monde est laid. J’écris pour me taire. »

« Le suicide est-il une solution ? » : « Le suicide est la solution quand on possède encore le choix de s’y soustraire », phrase à performer et reprendre, comme l’ensemble de ce qui s’écrit ici, ad libitum.

 « Quelle sorte d’espoir mettez-vous dans l’amour ? » : « Une lame de rasoir », et autres syntagmes nihilistes, que subsume la foi en la littérature.

« Quelle a été la rencontre capitale de votre vie ? » : « Isabelle, amante délicieuse, amoureuse, belle, talentueuse / Je vomis mon je, démembre mon moi et reste vivant pour deux choses : la littérature et nos cris / » – ou la poésie est la vérité de la prose.

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Et vous, Jean-Charles Massera, l’écriture dans tout ça ? Pour le savoir, le lecteur pressé passera directement à la case/page 40 intitulée Essorage : « Une machine à laver le sens. L’essorer jusqu’au son, déchirer la syntaxe, chiffonner la ponctuation. Mais en fin de programme : il reste toujours des traces. La trace de sens, c’est l’amidon de la phrase. Sans cela, l’écriture ne tiendrait pas. Souplesse de la phrase garantie par la discrétion de la trace. Quels que soient la lessive, la machine, le programme, des milliers d’années de sens, ça ne part jamais complètement. Du moment qu’on peut voir la phrase, ça suffit. Alléger les mots au mieux, les assouplir aux entournures… »

Paru une première fois en 1994, Gangue son, du multipiste Jean-Charles Massera est aujourd’hui repris, telle une façon de revenir aux origines du crime (eux : le style, voilà l’ennemi), par les éditions de Montreuil, La ville brûle.

S’y entend une certaine idée de la radicalité littéraire, où le son/rythme paraît plus important que le sens, l’auteur y interrogeant cependant aujourd’hui son innervation phallogocentriste : « Mais alors pourquoi rééditer Gangue son, quand ce qui fait enjeu dans mon travail depuis des années ne se retrouve pas dans ce premier livre ? »

On découvrira donc ce livre comme on prend soin d’une pièce à conviction sonore, texte à la dimension écholalique construit tel un répons obstiné à ce qui alors n’avait pas lieu dans l’invention d’un nouveau régime d’images fantômes, la première Guerre du Golfe.

Pour l’animateur de la série Amour, gloire et CAC 40 (P.O.L., 1999), il s’agira désormais, à partir du chapitre « 3615 code de la guerre », de porter le fer des mots, au-delà de l’exploit formaliste de ce premier opus, dans le cœur même de l’insensibilité moderne.

Lire alors Gangue Son comme le témoignage de qui apprend à écrire progressivement à la mesure de la guerre en cours : « Qui aurait pu prévoir ça ?… Les enfants voyons… déjà quelques années que les Arabes ont remplacé les Russes sur l’écran des jeux électroniques ! »

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Jean-Charles Massera, Gangue son, éditions La Ville brûle, 2016, 104p

Découvrir le site ébouriffant de Jean-Charles Massera

Dépêchez-vous, La ville brûle

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Christophe Esnault, Mythologie personnelle, éditions Tinbad, 2016, 92p

Editions Tinbad

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