Claude Régy, le théâtre comme art sacré

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Comme il doit être doux de vivre quelques semaines sur une île déserte, accompagné de beaux visages choisis, acteurs de bonne foi, et de passer les jours à lire, commenter, jouer ensemble le bel et inspirant ouvrage des Ecrits (1991-2011) de Claude Régy, que les éditions Les solitaires intempestifs ont l’heureuse idée de publier en un seul gros volume.

Reprenant Espaces perdus, L’Ordre des morts, L’Etat d’incertitude, Au-delà des larmes et La Brûlure du monde, cette Bible laïque est un écu orné d’escarboucles pour traverser l’enfer contemporain dans l’amitié de quelques présences majeures (John Fosse, Peter Handke, Edvard Munch, Botho Strauss, Marguerite Duras, Georg Büchner, Leslie Kaplan, Sarah Kane, Calderon, Dante).

L’intelligence sensible est reposante, qui offre des espaces où s’abandonner en toute confiance.

Ainsi est la pensée de Claude Régy.

Ainsi sont les théâtres où s’invente l’égalité réelle entre chaque chose, que l’on soit homme, femme, vélo d’appartement, perroquet, fauteuil en cuir ou plante carnivore.

On peut souhaiter des acteurs qu’ils nous réapprennent à parler, écouter, une langue plus profonde, inouïe, première, jamais entendue, et nous ouvrent à l’immensité du mystère qu’est l’acte de phonation : « A travers les acteurs un matériau fluide, celui qui s’échappe des mots, circule dans l’espace où sont inclus les spectateurs. Les acteurs n’incarnent pas, et pas plus que la mise en scène ils ne doivent se prendre pour l’objet du spectacle. Le spectacle n’a pas lieu sur la scène mais dans la tête des spectateurs. Dans leur imaginaire – comme lorsqu’ils lisent un livre. Donc dans la salle. Les acteurs doivent exister en tant qu’eux-mêmes, c’est en fonction de ça que je les choisis, et ils doivent – cette capacité-là m’est la plus indispensable – laisser voir à travers eux autre chose qu’eux-mêmes. »

On l’a compris, Claude Régy travaille avec les fantômes, l’âme, qui est pneumatique, le poème, la nudité, le noir qui abolit les limites, dans une logique précapitaliste de non-séparation.

La pensée de ce Japonais de cœur est faite de blancs, de silences, de fragments, et de fulgurances, toujours dans la belle compagnie d’auteurs élus pour leur qualité d’exil et de lucidité, loin de toute moraline.

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On pourra lire ces Ecrits comme un art de la méthode : « J’attache une grande importance au cadrage. J’ai été extrêmement influencé par le cinéma : j’essaie d’amener des acteurs en gros plan en décadrant et, si possible, de faire un lieu unique entre spectateurs et acteurs, un lieu mental qui englobe l’aire du jeu et l’aire du public. Et là j’organise des présences très rapprochées carrément avouées face au public. »

Quelques paragraphes plus loin : « Je travaille sur le ralenti, sur le silence. Ces choses, qui sont primordiales pour moi, me sont en général reprochées. Et, en effet, elles n’atteignent pas la réalité dont rendent compte l’agitation, le bruit et l’imitation vraisemblable. »

Claude Régy ne met pas en scène comme on crée des artefacts pour donner l’illusion de la réalité, mais propose à chaque spectateur, impliqué individuellement dans le processus de création, une expérience, qui est de l’ordre du partage et de la mise en question de l’identité : « En finir avec l’idée que nous sommes des fabricants de représentations, des fabricants de spectacle pour une salle de voyeurs qui regarderaient un objet fini, un objet terminé considéré comme « beau » et proposé à leur admiration. »

« Il faut que les gens se réhabituent à leur propre miracle vivant. »

Avis aux directeurs de théâtre, et à leurs administrateurs : « Je crois au principe d’exagération, à l’utopie, à la non-rentabilité. »

La scène chez Claude Régy est une île frangée de noir, non pas une parenthèse sucrée permettant de repousser l’âpre réalité, mais la vie réelle même, un espace propice à la création et au développement de mythes, territoire du Jadis au cœur du présent infini et du sans nom.

Ses Ecrits sont des journaux de travail offerts à tous, des confidences, des réflexions en cours, reprises, creusées, approfondies, déplacées, par exemple sur le sens du travail, du poème, contre le deuil comme état du monde, le rythme-sens à la façon de Meschonnic, la lutte contre la dualité, l’écriture comme naissance, les rides à la surface de l’eau.

Il faudrait envisager de faire du théâtre comme on soufflait il y a trente mille ans de la poussière colorée sur des mains posées sur les parois d’une grotte. On voit la forme, mais c’est le vide qui la nourrit, le retrait de l’être qui est encore être.

Des milliers de siècles plus tard, la trace est encore là, elle est celle d’un esprit toujours agissant.

Et l’on tombe au hasard sur cette parole simple, lumineuse : « Le silence agrandit l’espace. La lenteur aussi. Il y a peut-être un rapport silence-lenteur-espace. Peut-être s’agit-il d’une même matière. »

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Claude Régy, Ecrits (1991-2011), Les Solitaires intempestifs, 2016, 540p

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« Rien qu’un mot sur une page et il y a le théâtre. »

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