Penser avec Fukushima, une urgence, par Michaël Ferrier (2)

img_9151Le travail que le romancier et intellectuel Michaël Ferrier effectue à propos de la catastrophe nucléaire ayant eu lieu à Fukushima le 11 mars 2011 est d’une importance considérable.

Les actes du colloque intitulé Penser avec Fukushima (Paris, juin 2014), qu’il a codirigé avec Christian Doumet, sont aujourd’hui disponibles, publiés par les éditions nouvelles Cécile Defaut.

Contemporain, Michaël Ferrier l’est indubitablement, au sens de Giorgio Agamben, c’est-à-dire dans la capacité à voir le faisceau de ténèbres aveuglant notre présent.

Le dialogue que nous avons entamé sur l’événement du 11 mars 2011 ne peut avoir de fin.

Comment comprenez-vous ce que le géographe Rémi Scoccimarro nomme superbement « l’assignation à résilience » ?

C’est une formule superbe parce qu’elle touche juste. Dans Penser avec Fukushima, Rémi Scoccimarro analyse de manière très solide comment l’idée de « résilience », d’abord utilisée notamment dans les parages de la psychologie, est passée d’une notion descriptive à une notion prescriptive, c’est-à-dire un objectif à atteindre pour les politiques de gestion du risque. Il ne s’agit aujourd’hui plus d’un indicateur mais d’une des réponses opérationnelles aux aléas, intégrée dans les dispositifs de prévention. En clair : il faut planifier et aménager les communautés humaines pour qu’elles deviennent résilientes.  C’est cela que l’on peut appeler « l’assignation à résilience ». Il ne s’agit dès lors plus de prendre acte d’un traumatisme (deuil, abandon, violence) pour le surmonter, mais de recommencer éternellement les mêmes erreurs pour en tirer des profits jusqu’à ce que le système craque.

Se remettre à fonctionner après une perturbation est évidemment une bonne chose, et redémarrer après avoir subi un choc est un processus salutaire. Mais l’opération qui consiste à imposer aux gens de rebondir pour permettre à la machinerie de continuer à fonctionner avec les mêmes défauts constitutifs est une aberration logique et ne fera qu’ajouter le désastre au désastre.

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Depuis la triple catastrophe du 11 mars, peut-on dire comme Shakespeare dans Hamlet que « the time is out of joint » ?

Le texte de Hervé Couchot dans Penser avec Fukushima le dit très bien : « L’un des sentiments le plus souvent exprimé dans les témoignages ou les récits des victimes du 11 mars est celui d’un décalage généralisé des temps comme des façons d’en parler. Parlons-nous vraiment du même temps avec Fukushima ? Certaines questions posées par les habitants des zones irradiées – « Combien de temps tout cela va-t-il durer ? », « Dans combien de temps pourrons-nous rentrer chez nous ? » – ne reçoivent le plus souvent pour toute réponse, quand réponse il y a, que de vagues estimations chiffrées en décennies, voire calculées en millisieverts. »

Avec le nucléaire, la façon d’envisager le temps a commencé à bouger comme rarement auparavant dans l’histoire humaine. J’ai moi-même évoqué cet aspect dans une conférence que j’avais faite au Musée du Louvre à l’invitation de François Hartog et de Monica Preti, publiée depuis dans Esprit sous le titre « Fukushima ou la traversée du temps » (Esprit, N°405, juin 2014, p. 33-45) : elle concerne notamment les manières qu’ont déjà trouvées certains artistes contemporains pour contrer l’extraordinaire aplatissement du temps généré par le nucléaire : j’y renvoie les lecteurs. Le temps nucléaire – si c’est encore un temps – est un problème colossal, peut-être le plus grave de tous ceux que pose « Fukushima », et que nous commençons à peine à penser.

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L’œuvre de W. G. Sebald est citée par plusieurs intervenants du colloque. En quoi nous aide-t-elle à comprendre/exprimer le 11 mars 2011 ?

Sebald est un géant. Son œuvre est effectivement importante pour nous aider à penser avec Fukushima. Pour plusieurs raisons. Je n’en mentionnerai ici que deux. D’abord, sur tous les problèmes liés à la mémoire, au traumatisme et aux mécanismes d’oubli ou de déni qui peuvent accompagner de tels événements. Comment se souvenir et comment oublier ? Comment faire archive ? C’est le cœur du texte de François Lachaud, qui évoque à juste titre Sebald (et Svetlana Aleksievitch) et le travail que l’on peut – et qu’il faut – mener, notamment grâce aux nouvelles technologies. Comment commémorer ? Comment faire archive sans classer l’affaire ? Ce sont des questions importantes, brûlantes même. Elles m’intéressent particulièrement, elles sont aussi au cœur de mes propres livres, notamment Sympathie pour le Fantôme et Mémoires d’outre-mer. Car si elles concernent « Fukushima », elles permettent aussi de penser plus loin, et plus précis à la fois.

Deuxièmement, le travail de Sebald s’interroge aussi, dans un monde troublé, en proie à des mutations radicales, sur les moyens, voire l’opportunité, de reconstruire une « lisibilité ». Est-ce possible ? Souhaitable ? Dans quelles limites, et à quelles conditions ? À toutes ces questions, les livres de Sebald donnent non pas des réponses ou des solutions toutes faites, mais elles esquissent des pistes, des chemins. Le brouillage des frontières, entre l’essai et la fiction notamment, permet par exemple de mettre en place une nouvelle façon de poser ces problèmes. De même, la frontière toujours ténue entre la description sensible et la réflexion érudite, qu’il utilise à merveille, et qui me semble aussi une voie à suivre pour penser des problèmes de cette ampleur et de cette nature.

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Dans un texte important, le philosophe Takahashi Tetsuya décrit le nucléaire comme un « système sacrificiel ».  Pouvez-vous ici résumer sa thèse ?

C’est effectivement un texte important, dont j’ai tout de suite pensé qu’il fallait le traduire en français : c’est chose faite, et on pourra désormais s’y référer ou s’y confronter pour réfléchir sur le nucléaire. Pour résumer sa thèse, disons que le nucléaire est selon Takahashi un « système sacrificiel », car pour maintenir la satisfaction de certaines personnes, on doit passer par le sacrifice des autres. Il y a bien sûr le sacrifice des travailleurs à l’intérieur des centrales, les liquidateurs, qui ne peuvent échapper à la contamination radioactive. Mais également, en amont et à un niveau plus diffus, le sacrifice des gens et de l’environnement pour l’exploitation de l’uranium en Australie, au Canada et dans certains pays africains. Aux États-Unis, les mines se trouvent souvent à côté des territoires des peuples autochtones et, que ce soit pour la fabrication d’armes nucléaires ou pour les centrales nucléaires, les problèmes sont nombreux, quoique presque jamais évoqués en France. Enfin, ce sacrifice est tout autant géographique que temporel, avec le problème de traitement des déchets radioactifs de haut niveau, qui impose aussi ce sacrifice aux générations futures. À chaque fois : « qu’est-ce qui est sacrifié ? Le rythme de vie, la santé, les biens, les économies, et dans le pire des cas, la vie, les droits de l’homme, la dignité humaine, et enfin l’espoir en la vie. »

La démonstration est puissante, argumentée par des exemples concrets et rondement menée. Elle est très critique pour le gouvernement japonais mais s’appuie aussi sur une perspective internationale, en rappelant notamment que les établissements américains pour l’exploitation et le raffinage de l’uranium et pour l’énergie nucléaire en opération depuis le Projet Manhattan et après la fin de leur service sont appelés par le ministère américain de l’énergie « national sacrifice area » ou « national sacrifice zone ». L’appellation est éloquente ! Mais les images le sont tout autant : voyez à ce sujet le documentaire de Watanabe Kenichi dont j’ai écrit le texte, Terres nucléaires, une histoire du plutonium, avec des images incroyables du complexe nucléaire de Hanford, le site nucléaire le plus pollué des États-Unis (Arte France/Seconde Vague Productions/Kami Productions, 2015).

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La zone autour des centrales nucléaires de Fukushima est donc désormais devenue la première « national sacrifice zone » du Japon. À partir de là, on peut se poser la question – et je la pose : à quand la première « national sacrifice zone » en France ? Si demain un accident advient, est-on prêt à assumer les conséquences du sacrifice ? Des pans entiers du territoire contaminé, des dizaines d’activités humaines pestiférées : est-on prêt à prendre ce risque ? Je prends un exemple : sans même parler d’une grande catastrophe, type Tchernobyl ou Fukushima, prenons l’exemple d’une fuite radioactive un peu sérieuse dans la région du Bordelais. Imaginez des hectares de vigne atteints par une fuite radioactive : en quelques jours, tous les produits du vin et l’immense savoir viticole dont nous sommes, à juste titre, si fiers en France, seraient touchés, vente en chute libre, exportations annulées, activité touristique réduite à néant et, encore pire, des millénaires de culture anéantis, des savoir-faire locaux et reconnus internationalement devenus complètement inutiles. Je m’étonne toujours que les viticulteurs, les chefs d’entreprise et les responsables politiques n’aient pas encore pris conscience de ce problème. Margaux, Médoc, Pauillac… Saint-Émilion, Saint-Julien, Saint-Estèphe : priez pour nous ! Du point de vue des effets négatifs immédiatement sensibles, et même si la fuite était finalement assez vite colmatée (ce qui n’est pas évident, on le voit tous les jours à Fukushima), la messe serait dite, et même le terrorisme, à côté, passerait pour une aimable plaisanterie… si tant est que ce ne soit pas lui qui, un jour, déclenche ce type de problème.

La force motrice du nihilisme planétaire engage-t-elle « une sorte d’épopée à rebours » (François Bizet), en ce que nous vivons bien davantage une « démondialisation » (Jean-Luc Nancy) ou immondialisation qu’une simple et tant vantée mondialisation ?

Le texte de Jean-Luc Nancy qui figure dans Penser avec Fukushima est tout aussi important que celui de Takahashi Tetsuya. Son analyse du gouvernail d’étambot comme point-pivot du monde, et la mise en perspective à certains égards vertigineuse qu’il propose entre mousquet, gouvernail et énergie atomique, alliée à sa réflexion sur les Lumières et l’occidentalisation du monde, ouvre des pistes de réflexion complexes et multiples. Il faut bien sûr les mettre en relation avec sa réflexion, déjà ancienne ou plus récente, sur la « mondialisation » (voir La Création du monde ou la Mondialisation, Paris, Galilée, 2002, et Que faire ?, Galilée, 2016).

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Bien malin qui pourrait dire si nous allons vers « une sorte d’épopée à rebours », une « démondialisation » ou une « immondialisation », comme vous le dites joliment (quoique de manière légèrement terrifiante !). Mais il est certain que l’idée même d’une épopée est aujourd’hui devenue problématique. L’épopée au sens scientifique notamment, mais comprise plus généralement comme le récit d’un temps qui irait toujours de l’avant, vers toujours plus de progrès et réinventerait à chaque ruine une nouvelle allégorie de l’Histoire en train de se faire, donnant à un futur la chance de se développer. C’est peut-être une nouvelle idée du progrès, donc du temps lui-même qu’il faudrait mettre en place et, plus encore, mettre en œuvre.

Depuis le 11 mars 2011, pouvez-vous écrire, même lorsque vous faites paraître chez Gallimard Mémoires d’outre-mer en juin 2015, un livre évoquant un tout autre contexte, en dehors de l’onde de choc de la catastrophe ?

J’avais commencé à écrire Mémoires d’outre-mer bien avant le 11 mars 2011. La catastrophe a interrompu sa rédaction mais ne l’a pas stoppée. Et c’est heureux. Je n’aime pas l’idée que cette catastrophe, pour cruciale qu’elle soit, me dicte mon emploi du temps. C’est pourquoi j’ai évité dans Fukushima, récit d’un désastre la forme du journal, qui aurait été à bien des égards très pratique pour « suivre » la catastrophe jour après jour, mais qui m’aurait en quelque sorte inféodé à la catastrophe dans son déroulement et dans son déploiement.

Ceci dit, avoir été le témoin, et plus que le témoin, le « sismographe » de cet événement, s’y être affronté concrètement et sur le papier, tout cela ne vous laisse évidemment pas indemne, et transparaît aussi dans les textes que, par ailleurs, on continue ou on commence à écrire. Dans Mémoires d’outre-mer, la description de la peste à Madagascar peut par exemple faire écho à la description de la « peste radioactive ». Il y a notamment cette phrase : « Peu à peu, l’épouvante gagne : on s’aperçoit que la peste s’est emparée des corps mais aussi des esprits » (Mémoires d’outre-mer, Gallimard, p. 237-238) qui rappelle celle-ci : « Des enfants crient « baikin ! » (« Vermine ! ») sur le passage d’autres enfants [ceux de Fukushima]. Les villes sont contaminées aussi dans les esprits. » (Fukushima, récit d’un désastre, Gallimard, p. 204)

Entre les deux situations, il n’y a évidemment pas de rapport direct : mais dans les deux cas, c’est le tranchant de la catastrophe qui révèle soudain l’envers du décor, ce point de désagrégation du système (l’hypocrisie coloniale dans Mémoires d’outre-mer, l’absurdité nucléaire dans Fukushima, récit d’un désastre). Il y a aussi ce point qui me touche beaucoup et qu’on retrouve dans beaucoup de mes livres : l’intersection entre la « grande Histoire » et l’histoire individuelle, le moment où les deux entrent en contact, moment exceptionnel, et souvent très révélateur pour l’une comme pour l’autre. C’est ainsi que, d’une certaine manière, même avant Fukushima, je n’ai jamais parlé d’autre chose que de Fukushima.

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Michaël Ferrier, Anne Bayard-Sakai, Fabien Arribert-Narce, Philippe Forest, Christian Doumet, Rémi Scoccimarro, François Bizet, Hervé Couchot, François Lachaud, Sato Yoshiyuki, Takahashi Tetsuya, Jean-Luc Nancy, Penser avec Fukushima, sous la direction de Christian Doumet et Michaël Ferrier, éditions nouvelles Cécile Defaut, 2016, 298 p.

Site des éditions nouvelles Cécile Defaut

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