« Les bourgeois m’inspirent de la pitié », un entretien avec Annie Ernaux

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Pour Annie Ernaux, l’écriture littéraire est une puissance de mémoire et de métamorphose, permettant de dominer la domination et de renverser les rapports de force, en faisant de la fragilité, quand elle est dite sans trembler, une arme contre l’arrogance des bourgeois.

Avec Mémoire de fille, la romancière revient sur la jeune femme de dix-huit ans qu’elle était, et de l’événement fondamental de sa défloration.

Très vite, les jeunes femmes comprennent, face à la trouble cruauté des rapports de force sexuels, que leur corps intime est aussi un espace politique.

S’exposant sans fard, Annie Ernaux écrit ainsi cette phrase, qui pourrait être le sous-titre de son livre : « Je ne construis pas un personnage de fiction, je déconstruis la fille que j’ai été. »

Dans le cru de la parole vive d’un entretien de fin d’après-midi, Annie Ernaux offre une parole précieuse, solidaire et tranchante.

Commençons par du faussement anecdotique. Qu’ont donc pu représenter pour la jeune fille que vous étiez en 1958 Juliette Gréco et Mylène Demongeot ?

Juliette Greco, c’était d’abord la chanteuse, que j’admirais énormément. C’était la chanson Je hais les dimanches, et tout un répertoire écrit cette année-là par Françoise Sagan. J’aimais sa voix, la femme qu’elle était, son corps libre, dans une période où l’existentialisme s’épanouissait dans les caves de Saint-Germain-des-Prés. Mylène Demongeot, c’était en 1958 le film de Marc Allégret, Sois belle et tais-toi.

Donc deux façons différentes d’incarner la féminité.

Oui, tout à fait. Mylène Demongeot, c’était purement physique. J’avais commencé à me décolorer les cheveux, ayant alors l’obsession de la blondeur. Elle ne se coiffait pas du tout comme Brigitte Bardot, ce qui me plaisait.

Vous citez plusieurs fois dans votre livre le nom de Jean-Paul Sartre, et 1958, c’est aussi Mémoires d’une jeune fille rangée, de Simone de Beauvoir.

C’est exact, mais je n’ai lu ce livre qu’en 1959.

Je vous pose cette question, parce que j’ai lu votre livre comme une façon de répondre à Simone de Beauvoir, ou de la prolonger.

Non, parce que la distance est totale pour moi entre ces deux livres. Distance de vie, de milieu social, de genre. Mémoire de fille n’est pas du tout une autobiographie. Tout mon travail, toute ma démarche, dans l’ensemble de mes livres, est de ne pas croire en une identité du « je ».

J’ai cependant lu Mémoire de fille comme une tentative de se correspondre enfin.

Peut-être moins correspondre que lier, relier, rabouter, celle qui, à 18 ans,  est considérée comme une « anomalie » à celle que je suis aujourd’hui et qui me semble davantage correspondre au reste de ma vie.

Comme si vous cherchiez à rapprocher le « je » du « elle ».

Oui, mais en sachant bien que me rapprocher de cette fille de 1958 est comme un but impossible. J’ai la conviction que tout ce qui n’est pas écrit a été vécu en vain. Tout ce que j’ai écrit depuis mes  débuts est au fond la transsubstantiation du vécu en écriture. C’est une façon de doubler sa propre vie, en se décalant aussi de soi-même par l’écart qu’imposent les mots. J’ai vécu dix-huit mois à partir de 1958 comme une étrangère au monde.

Mémoire de fille est-il un roman ?

Non, car tout est véridique. Mémoire de fille est une recherche du temps perdu sans grille d’explication. Je ne construis pas un fil narratif qui permettrait une vision unique de la personne, une rétrospection qui créerait l’illusion d’une unité, ou même la forme d’un destin.

Il reste un gouffre, un vertige identitaire.

Oui.

Votre personnage vit-il  le moment de dépossession/repossession que suppose l’acte de défloration en spectatrice d’elle-même, en tout cas avec une sorte de passivité étonnante ?

Passivité, peut-être. Il n’est pas facile de trouver le mot juste, on le cherche.

Vous avez une phrase très dure sur la sauvagerie intrinsèque des hommes.

Je parlerais plutôt d’un consentement implicite à cette sauvagerie vécue comme une loi quasi naturelle. C’est comme si le réel s’imposait avec toute sa force et sa brutalité, et qu’il était sans appel possible. Notre époque a cessé de considérer la perte de la virginité comme quelque chose de primordial, dans la société occidentale du moins. Pendant longtemps, c’était l’événement majeur.

La question du sang est centrale. Vous évoquez une aménorrhée consécutive à l’acte de défloration. 

A ce moment-là, il n’y avait pas d’interprétation, d’explication. Les médecins restaient cois. Je pense ici à mon deuxième livre, qui est vraiment un roman, Ce qu’ils disent ou rien, auquel je fais allusion dans Mémoire de fille. J’y écris à la fin : « Ce n’est plus la peine d’avoir mes règles. » C’est un peu comme si plus rien n’était intéressant dans le monde, jusqu’à la féminité en cet aspect qui lui est  spécifique. Le corps parle avec l’aménorrhée, mais elle ne peut pas l’entendre, l’écouter, le traduire. Dans l’entourage, il n’y a personne, si ce n’est, sur le mode de la honte, la mère, figure du jugement négatif.

J’ai lu ce moment de la défloration comme un effet de seuil, d’ordre politico-social, une sorte d’accès au savoir, qui vous donne un avantage considérable sur les filles de votre âge. 

Evidemment oui, mais ce n’est pas un moment de supériorité, plutôt d’exaltation. Ce savoir se transforme assez rapidement en honte, parce que l’époque n’accepte pas cette liberté-là.

La honte est l’un des sujets centraux de votre œuvre. Quel lien établissez-vous entre la mémoire et la honte ? On pourrait évoquer le concept lacanien d’hontologie pour désigner cette métaphysique de la honte qui hante vos livres, comme Jacques Derrida méditait sur ce qu’il avait appelé l’hantologie.

La honte a partie liée avec la mémoire dans le phénomène de l’oubli, du refoulement, qui dans mon cas n’a jamais été complet. Au contraire, je possède « la grande mémoire de la honte », que j’appelle  le don de la honte, sentiment atroce, mais qui apporte une connaissance aiguë du monde social.

Pour la jeune fille qui vient d’une « boîte privée », comme vous l’écrivait, que reste-t-il en vous de cet enseignement catholique que vous avez reçu ?

Je pense qu’il me reste beaucoup de traces. J’étais très perméable à l’enseignement de la morale chrétienne, beaucoup plus qu’à la légende biblique : à l’idée qu’il convenait de faire son salut sur la terre, qu’il fallait aussi convertir les autres, faire des sacrifices, savoir donner. Ma mère était très catholique, pratiquante à l’extrême. A partir d’un certain moment, elle allait à la messe tous les jours, tous les matins. Pour moi qui écris le matin, c’est évidemment troublant, comme si moi aussi j’allais à une forme de messe chaque jour.

Et vous évoquiez il y a quelques minutes le thème de la transsubstantiation.

Oui, je pense qu’il y a de cela. Vous savez, j’ai eu un cancer du sein, et j’ai pu penser à un moment, comme la plupart des femmes j’imagine, que je ne m’en sortirais pas. J’ai ressenti alors quelque chose de l’ordre de la présence du néant et j’ai eu la certitude que l’écriture était une lutte fondamentale contre le néant.

Dans un de vos carnets rédigé à 22 ans, vous écriviez : « Venger ma race. » Cette rage, ce désir de combattre et de survivre, sont toujours très présents en vous.

Je suis comptable d’avoir eu la possibilité d’écrire, et de pouvoir persévérer dans l’écriture. Depuis peu, un mot me vient : c’est comme si j’avais reçu un mandat. La sensation de l’injustice du monde est chez moi évidente.

On lit d’ailleurs votre œuvre comme une contribution à l’histoire des femmes.

J’espère y contribuer.

Comment avez-vous retrouvé la langue de 1958 ?

Je me suis par exemple servie des lettres d’une correspondance adressée à une amie, qui m’a rendu mes lettres. J’ai retrouvé des mots, dont je ne savais pas que j’usais. J’emploie par exemple la formule « c’est épatant » à plusieurs reprises, ou l’expression « être à la page ». Il y a l’idée alors qu’il faut  résolument moderne. ..

Comment comprenez-vous cet aphorisme de Nietzsche, que vous reprenez dans votre livre : « Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité. » ?

L’art permet de vivre au-dessus de la dure réalité, que le travail de l’écriture parvient à dominer, afin de ne pas rester prisonnier de ce qu’elle est.

Comment faire du bien par l’écriture, ce qui est l’une de vos ambitions, en étant dans ce que Flaubert appelle « la haine inconsciente du style », c’est-à-dire dans une position profondément asociale ?

L’idée est très juste. Je ne suis pas dans l’amour quand j’écris. Même si je touche la société quand je suis à ma table de travail, je me situe alors en-dehors d’elle.

Vous avez été très marquée dans vos années de formation littéraire par des œuvres aussi dissemblables que celles de Gustave  Flaubert, de Louis-Ferdinand Céline, d’André Breton, du Nouveau Roman, ou de Lawrence Durrell, dont vous admiriez Le Quatuor d’Alexandrie. Pourtant il me semble aujourd’hui que le nom de Pérec s’est davantage imposé à vous au cours du temps.

Oui. J’ai adoré Les Choses. Ce livre a été un choc, parce que je me suis alors rendu compte qu’on pouvait écrire sur des événements extrêmement concrets, ici et maintenant, sans faire de littérature en quelque sorte. Il venait d’obtenir le prix Renaudot pour ce livre.

Vous ne cherchez pas spécialement à côtoyer le monde littéraire, ou à faire partie de jurys.

Je ne fais partie de rien. Je n’habite d’ailleurs pas à Paris. C’est une position de principe.

Qu’est-ce que le monde bourgeois pour vous ?

C’est un monde complètement étranger. J’ai écrit il y a longtemps cette phrase, que je signe encore aujourd’hui : « Les bourgeois m’inspirent de la pitié. » Ce que je voulais et veux dire, c’est qu’au fond ils ne comprennent pas le monde réel, donc ils en savent moins que moi. Le dominé a en quelque sorte plus de savoir que le dominant. La  femme de ménage perçoit souvent des choses que ne soupçonne pas la personne qui l’emploie. Le monde de la bourgeoisie et celui qui est le mien sont totalement inconciliables.

Ne pas fraterniser est pour vous une position morale.

Je ne peux tout simplement pas fraterniser. Je me sentirais poisseuse, comme la jeune fille de 1958 face aux filles du lycée qui remontaient dans leurs grandes maisons bourgeoises des Hauts de Rouen. Je suis une transfuge de classe vivant à crédit, littéralement.

1958, c’est aussi en filigrane pour vous la guerre d’Algérie. Comment l’avez-vous vécue ?

De façon fantomatique, même s’il y a eu des séquences temporelles très fortes, par exemple Mai 58, qui est un moment extrêmement violent, où les gens recommencent à faire des réserves d’huile, comme si la guerre précédente, terminée il n’y a pas si longtemps, allait reprendre. A ce moment-là, je me dis que je ne vais peut-être pas passer le bac. Je me souviens aussi de l’arrivée du général de Gaulle perçu comme un sauveur. En réalité, l’été 1958 va être marqué par une foule d’attentats, en Métropole comme en Algérie. Au lycée, une professeure de philosophie va nous ouvrir les yeux, et nous convaincre qu’il n’y a pas d’issue en-dehors de l’Indépendance. Mes positions politiques n’ont pas varié depuis. Continuer à être véritablement de gauche est pour le moi le minimum moral exigible.

Avez-vous été contactée par le personnage que vous décrivez dans Mémoire de fille sous l’initiale H soit votre premier homme de chair ? 

Pourquoi voulez-vous qu’il me contacte ? Je ne suis pas du tout certaine qu’il lise mes livres, ni même qu’il soit encore en vie. Peu importe, même si j’ai la tentation un peu perverse du jugement dernier, c’est-à-dire de sortir les personnes de l’anonymat dans lequel elles sont pour les exposer sur la place publique, et leur demander de rendre des comptes. Ce n’est pas rien sur le plan de l’ordre symbolique.

La jeune fille de dix-huit ans lisait Autant en emporte le vent, alors que la femme de soixante-quinze ans écrit contre ce genre de romans.

Absolument.

Vous préférez aujourd’hui à la romance hollywoodienne un film tel que Sue perdue dans Manhattan, d’Amos Kollek, portrait d’une femme bouleversante d’abandon et de vulnérabilité jouée par la superbe Anna Thomson.

Oui, j’ai une forme d’identification à ce personnage, une femme perdue mais combattive. J’ai vécu en suivant la morale surréaliste, c’est-à-dire dans la dérive et l’intensité des rencontres, sans armure, en espérant la merveille.

Propos recueillis par Fabien Ribery 

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Annie Ernaux, Mémoire de fille, Gallimard, 2016, 160p

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Isola San Michele, Venise, copyright Annie Ernaux

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