La montée progressive de l’idée dans la matière, ou l’invention du tracé iconique, par Renaud Ego

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« Les mains disent aux yeux les secrets de l’esprit. » (Germain Nouveau)

Grand connaisseur de l’art rupestre d’Afrique australe, Renaud Ego est l’auteur d’un ensemble de livres dont le thème central est le regard.

Son dernier ouvrage, Le geste du regard, propose une réflexion sur la genèse du dessin, qui est pensée.

Comment en arrive-t-on à la figuration ? Par quel tremblement héroïque de tout l’être ?

Pour qui a reçu les œuvres de la Préhistoire avec éblouissement, considérer ce saut relève du vertige.

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La découverte des peintures rupestres d’Altamira en 1879, celles de Lascaux en 1940, de la grotte Chauvet en 1994, ont chaque fois été de l’ordre d’une révélation renouvelée, comme si les yeux, l’esprit, s’enflammaient quelques instants, avant que de mécaniquement se refermer, au contact de l’immémorial.

Il semble que l’origine de l’art, sa naissance (le mot est, en 1955, de Georges Bataille) par « l’avènement de la figure graphique » (ou tracé iconique), soit toujours plus éloigné qu’on ne le croit d’abord.

Renaud Ego appelle aussi dans son essai tracés non iconiques « ce que la littérature préhistorique désigne le plus souvent sous le nom de « signes », de « signes abstraits » voire de « décors ».

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La fonction mytho-chamanique des premières figurations, établie par les plus éminents paléontologues (Annette Laming-Emperaire, André Leroi-Gourhan), n’explique pourtant pas le premier surgissement du trait, cet incroyable franchissement de seuil.

Ernst Gombrich formule certes l’hypothèse de l’analogie – l’attention portée aux reliefs -, les hommes préhistoriques ayant probablement d’abord vu, dans les roches des cavernes, les figures qu’ils allaient ensuite révéler par le trait, quand Withney Davis remarque que la figure naît inévitablement du tracé informel, ou du gribouillis. Toutefois, ces interprétations techniques n’expliquent pas « l’obsession psychologique et intellectuel » des formes animales, qui relève du temps long « du développement des capacités intellectuelles que suppose leur genèse », autrement dit de l’émergence de la pensée symbolique.

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La perception de l’environnement comme multiplicité de signes ou signaux (traces, empreintes, odeurs, bruits, attitudes) semble un préalable à la capacité de figuration, les hommes ayant la faculté, visuelle, de lire les indices sémiotiques : « Les signaux se complexifient pour devenir des présages (ou des indices), des présences (ou des marques) et des vestiges (ou des traces). C’est ainsi que, pour les hommes, l’espace se déplie en une autre dimension, le temps, quand les animaux semblent vivre avant tout dans un présent ouvert à l’imminence de l’événement. »

« La projection conceptuelle », qu’indique le tracé, suppose dès lors la double faculté de mémorisation et d’abstraction – et l’on ne saurait trop interroger ici des millénaires d’activité cynégétique, et de « corps augmenté » par des armes, ou parures qui sont bien le signe d’une « pensée métaphorique » (Randall White), d’une affirmation de l’image comprise comme signature ou possibilité représentative/identificatoire.

En outre, l’invention de pratiques rituelles, comme réponses au trouble devant la mort,  témoigne de la vision d’un au-delà symbolique, qui est un pas considérable dans l’ordre de la pensée projective.

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Le perfectionnement progressif des objets taillés, notamment des bifaces symétriques dans leur allongement en forme de mandorle ou d’amande, symbolisant peu ou prou, dans l’intelligence de leurs contours, la silhouette féminine, paraît un préalable à l’invention du tracé graphique : « Dans le tracé graphique la forme est bien à l’intérieur du contour et apparaît immédiatement dans le tracé qui la cerne. Elle est contenue dans le contour dont elle est la surface, sans se confondre avec lui. Elle en est ainsi le fantôme. La figure opérera dans le tracé ce passage capital de la limite au contour. »

Avec bonheur, les analyses de Renaud Ego rejoignent les intuitions, voire le langage, d’André Breton dans Les pas perdus : « Quelque chose frappe à la porte de l’être, quelque chose qui n’a ni nom ni visage et pas même d’image mentale mais qui est une sensation si exigeante, si puissante, qu’elle requiert de se concrétiser. »

La rythmologie des traits est une choré-graphie, une rencontre entre le temps et l’espace.

Mais allons plus loin encore, et méditons ce développement, extraordinaire : « Une ouverture rayonnante se produit avec la prise de conscience que « la main voit ». Il ne s’agit pas d’une formule rhétorique, non, la main voit ! Qu’est-ce que cela signifie, alors que nous sommes dotés d’yeux dont la fonction est de regarder au-dehors et s’en acquittent très bien ? Cela veut dire que « l’œil de la main », lui, voit au-dehors et au-dedans et, dans un mouvement de va-et-vient, dévoile la coïncidence entre l’objet extérieur regardé ou remémoré, l’image mentale que son expression rétinienne a laissée sur la pensée et sa reconnaissance visible sous la forme d’un corps de traits. Dessinée ou gravée, l’image est cette retrempe spirituelle et sensationnelle des apparences perçues. (…) Plus qu’un décalque donc, la figure est un calque translucide, un medium. Elle est un prisme portant la pensée au-delà de sa propre vue, là où, dans une communication nouvelle entre le dedans et le dehors, elle devient une vision active. Voir, c’est regarder deux fois. (…) La figure montre ce qu’elle regarde, dans une concrétion visuelle qui n’en abstrait pas moins son objet et le transforme en cosa mentale. »

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En dessinant animaux et vulves, les hommes de la Préhistoire auront cherché à indiquer deux directions : le règne animal comme danger, survie et mort, mais aussi la force fascinante de la matrice féminine comme puissance d’engendrement.

« Apparition qui ne se dissipe pas », la figure est en elle-même, par l’inouï de son surgissement, puissance, pouvoir de durée, affirmation pleinement humaine, vie intense inscrite parfois au plus lointain des boyaux de grottes dont le dédale et l’obscurité sont une même métaphore de notre psyché.

Et Renaud Ego de conclure : « La figure rend visible la conscience d’un secret que le monde tient scellé au cœur des apparences qui la secrètent, et il n’est pas d’autre secret que celui de la vie. »

Coda de la coda : « La figure met au monde le monde comme secret. »

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Renaud Ego, Le geste du regard, éditions L’Atelier contemporain, 2017, 100p

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A signaler, la parution en Folio « histoire » un autre maître livre, de Jean-Paul Demoule, Naissance de la figure, l’art du paléolithique à l’âge de fer, Gallimard, 2017, 320p

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