Voix de silence fin, À propos de la revue Ligne de risque, entretien avec Yannick Haenel (2/8)

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L’histoire de la revue littéraire, Ligne de risque, vingt ans d’activités clandestines et de grandes découvertes, est celle de la victoire du pou lautréamontien contre le cachalot social, soit le salut par l’écoute fine de la parole parlante contre le projet démoniaque de tarissement de la source de l’être.

Avec Yannick Haenel, écrivain parmi les plus importants de notre époque, fondateur aux côtés de François Meyronnis et de Frédéric Badré d’une revue adossant la littérature à la pensée la plus exigeante, nous entamons par ce premier entretien une vaste réflexion sur la vocation messianique de la littérature, qu’elle s’élabore en revue, en roman, en essai ou en dialogue.

Il sera ici question, dans une conversation au long cours, de l’approfondissement de la mémoire, de l’éloge de l’amitié et d’une baignade sans fin dans le vif du langage considéré comme une délivrance.

Les thèmes de la paternité et de la prime enfance nourrissent désormais votre pensée. Qu’avez-vous découvert en regardant les enfants ?

Vous avez raison : depuis que j’ai une fille, ma vision du casting humain a naturellement changé. Le narrateur de tous mes livres était un « célibataire de l’art », comme le dit Proust à propos de Swann ; mais depuis peu les enfants apparaissent dans mes textes, doucement. Le mythe individuel s’étoffe. On verra bien (sans doute mieux).

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Qu’attendre de la France quant à la possibilité d’une restauration de la Royauté par-delà la monarchie sacrifiée ?

Je n’attends rien de la France. Encore moins du royalisme, qui pue la connerie. Les questions politiques retardent. Celle du Royaume, que nous développons à travers la méditation de Ligne de risque, n’a rien à voir avec les angles morts de la politique, encore moins avec l’Ancien Régime. C’est le contraire d’un pays, c’est à peine un lopin, mais il est plus vaste que le monde mesurable. Le Royaume est le lieu de l’approfondissement de la parole. On le croise lorsque celle-ci sort du carcan dans lequel l’esprit étroit la tient. On le voit étinceler dans les Illuminations de Rimbaud, dans une aube d’été par exemple ; on en recueille des gestes, des séquences de noblesse à travers les romans de Jean Genet ; mais aussi, plus étrangement, dans une cour enneigée du Château de Kafka ou à travers le labyrinthe de nuances de Giacomo Joyce. Le Royaume est une mémoire en avant, qui coule d’oeuvre en oeuvre pour l’ouvrir à la dimension du temps. C’est l’autre nom de la ressource, c’est un tracé d’étincelles qui forme un arbre, c’est ce qui vibre à l’intérieur des noms, c’est ce qui vit selon la vérité.

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La littérature n’est-elle pas une façon de renverser le sang noir du Panthéon en fleuve de jouvence ?

Vous avez raison : dans l’idée que je me fais de l’initiation, on va de la flaque de sang (c’est-à-dire du crime, de la mise à mort) à la baignade (c’est-à-dire à la renaissance). De l’étouffement politique à l’élargissement érotique. De l’appartenance morbide à la délivrance amoureuse. C’est ce que racontent mes livres — leur trajet spirituel : ils vont vers une fête lustrale, vers une sorte de baptême païen.

Introduction à la mort française racontait ça : sortir de la « flache », comme dirait Rimbaud, pour accéder aux « fleuves impassibles », ceux du langage. Ce livre, en un sens, c’était mon Bateau ivre ! Je m’évadais d’une prison en remontant le courant, de rivière en rivière, jusqu’à la Seine ; et ça finissait par une baignade où j’essayais de refaire en phrases de grands tableaux classiques, des Cézanne, des Boucher, des Manet : il s’agissait de rompre en moi les liens maudits du sang français pour convertir celui-ci en une féérie de sensualité. Pour libérer les « aventures étranges » qui ruissellent depuis Chrétien de Troyes à l’intérieur de cette langue. Vivre à l’intérieur d’une baignade, c’est rejoindre à la fois l’horizon utopique de l’écriture, et sa provenance même — sa source.

Dans Cercle aussi, il y a des baignades, dont une en Pologne avec deux jeunes femmes qui étudient la mystique juive. Et dans Tiens ferme ta couronne, tout le livre tend vers la délivrance dans un lac.

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La baignade, c’est l’érotisme heureux. La fluidité idéale. C’est à la fois l’ivresse et l’innocence : « l’occasion unique de dégager nos sens », dirait Rimbaud. Une manière d’évoluer parmi les avalanches, de rompre la pesanteur. Au fond, une étreinte sexuelle n’est-elle pas une baignade ? Mettre les phrases en état de fluidité, trouver la souplesse liquide de l’écriture, c’est de cela dont il s’agit. Walter Benjamin avait inventé une blague (une blague sérieuse) : « Vaincre le capitalisme par la marche à pied ». On pourrait, dans le même esprit, essayer cette formule : « Sortir du nihilisme par la baignade ».

Quand j’écris un livre, il m’arrive de penser que je me baigne dans l’être ; et que l’extatique de l’être, c’est l’étreinte.

Ligne de risque se déploie entre la mystique juive et les avancées méditatives heideggériennes. Quels sont les points de converge entre ces deux axes de pensée ?

La pensée heideggerienne ne relève pas de la mystique, mais j’entends pourtant dans l’Ereignis — dans l’une de ses facettes — une disposition au dévoilement : à l’ « ouvert sans retrait », comme il l’énonce. Qu’elle provienne d’une illumination biblique ou d’une méditation ontologique, la pensée se confronte à l’essence de la vérité. Je dirai, pour faire vite, que c’est cela qui trame les préoccupations de Ligne de risque. Il n’y a rien de plus fondamental.

Dans les Beiträge, Heidegger écrit que l’être est « traversé de déité ». Il existe ainsi un point — un « instant-éclair » diraient les Beiträge — où être et temps composent un espace pour la parole. Écrire, penser, aimer c’est s’ouvrir à cet espace, et tendre vers son écoute.

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Cet « instant-éclair » est une fulguration de l’être qui se produit soudainement à partir d’une endurance de l’Ereignis (de l’événement) ; ainsi sa nature est-elle extatique, comme le ravissement mystique lui-même. D’ailleurs Heidegger précise qu’un tel instant n’appartient que « aux solitudes les plus solitaires ».

Dans ce livre extraordinaire que sont les Beiträge, dans lequel je suis plongé depuis plusieurs mois, Heidegger parle une langue étrange, la langue de la béance ontologique, où, écrit-il, « l’estre est l’urgent besoin du Dieu ». Entre l’être, l’événement et la vérité se joue chez lui une scène — un site — pour accueillir les voltes furtives du « dernier dieu » ou du « dieu à l’extrême », comme le traduit François Fédier.

Ce dieu, quel est-il ? Au fond, peu m’importe. Lorsque Heidegger parle du feu, quelque chose se précise, un conseil que je prends pour moi : « Comment trouver l’estre ? Nous faut-il, pour trouver le feu, en allumer un, ou bien ne vaut-il pas mieux que nous nous accommodions de veiller et prendre garde à la nuit ? »

La réalité n’est-elle fondamentalement que production textuelle ? La parole/voix précède-t-elle le texte ?

La réalité n’est pas en soi production textuelle, mais il faut la parole pour la mettre en vie. Rien n’existe sans la parole. Le réel ne va pas sans dire. C’est en cela que la parole des poètes (la littérature) relève de la prophétie : c’est elle qui fonde — qui donne un sens à ce qui est.

Le sens du monde réside dans sa vérité ; et la vérité n’existe pas dans la réalité : c’est la parole qui en découvre la dimension. Aussi toute écriture relève-t-elle d’une herméneutique.

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Lorsque j’écrivais mon dernier roman, Tiens ferme ta couronne, j’étais lancé dans une recherche qui visait à faire surgir des noms du néant ; et par là même à pénétrer dans un territoire, dont je réserve l’identité, mais dont les noms sont la clef.

La parole précède le texte, mais elle est contenue dans le texte — en un sens, elle est le texte.

« Le Messie sait-il lui-même qu’il est le Messie ? » Cette question n’est-elle pas au cœur de votre prochain livre chez Gallimard ?

C’est vrai : c’est le sujet même de Tiens ferme ta couronne. Le roman raconte en effet l’histoire d’un roi qui a oublié qu’il est un roi. Cet oubli est-il le revers de l’élection ou notre condition même ? Le livre baigne dans l’élément de ces interrogations. Mais je ne crois pas que le Messie n’ait pas accès à lui-même : la sainteté vous accorde cette grâce d’avoir un accès absolu à tout ce qui est ; reste que dans l’immensité de son innocence, le Messie s’oublie — il oublie son identité, l’identité n’est plus quelque chose qui a de l’importance : ce qui seul existe à ses yeux, c’est le monde — c’est de tenir le monde juste avant la chute.

À chaque instant, nous vivons à deux doigts de tomber, et pourtant même si nous croyons tomber nous ne tombons pas : quelque chose nous tient — quelque chose nous retient dans notre chute. Le Messie est celui qui s’est établi là, dans le libre rien du basculement. Qu’il sache ou non qui il est importe peu à ses yeux illuminés. Le véritable savoir dont il est le porteur déborde les identités, il porte sur l’axe du monde.

Comment comprenez-vous cet énoncé de Pierre-Henry Salfati : « Rien n’est plus audacieux que de postuler le retour du corps par-delà sa corruption. » ?

J’aimerais d’abord y répondre par une blague lacanienne : « S’il fallait faire des dieux de tous les gens qui sont ressuscités, où irions-nous ? »

J’ai tendance à faire coïncider le savoir absolu et la résurrection. Et je pense que la littérature, bien au-delà de la dimension où la réduit la société, est un espace où les vivants et les morts ne sont pas séparés : un lieu prodigieux où l’instant de la mort s’ouvre comme un ravissement illimité.

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Ce qui sort de cette ouverture, ce sont les noms. Les noms sont l’élément résurrectionnel de la littérature. La nomination redonne vie. Regardez Ishmaël, dans Moby Dick : n’est-il pas le seul miraculé de cet immense naufrage ? N’est-il pas celui qui est revenu de la mort pour nous le dire — lui, le narrateur ?

Ce qui fait retour sans arrêt dans les corps, c’est la puissance de vie de la parole. Est-ce que la parole meurt ? Je pense au contraire que c’est elle, en tant que mémoire totale du temps, qui rend possible l’impossible.

Quels souvenirs gardez-vous de votre séjour à Lublin tel qu’évoqué dans Cercle ?

J’ai du mal à faire la part entre la réalité et la fiction. Y suis-je allé ? Il me semble avoir rêvé ce séjour idéal ; il me semble avoir halluciné cette découverte de la source. Ce sont principalement des journées de solitude exaltée, c’est-à-dire d’écriture. C’était vers 2003, il me semble. J’étais en pleine écriture de Cercle : je ne faisais que ça, et ça venait de partout. J’avais loué une voiture à Varsovie pour sinuer librement sur les petites routes de Pologne ; c’était le printemps ; il faisait un temps splendide ; les détails scintillaient, poudreux et romanesques ; tout me parlait, tout devenait immédiatement écriture : j’écrivais Cercle à voix haute et m’arrêtais sans cesse sur le bas-côté de la route pour noter les phrases. J’allais de joie en joie.

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Je crois qu’à Lublin je suis très peu sorti de ma voiture (j’y dormais). J’étais garé sur un parking à côté de la grande bibliothèque du judaïsme ; et je n’ai fait que lire. Cette ville-source du hassidisme est un sanctuaire de livres : des manuscrits qui contiennent le nom de Dieu sont entreposés dans ce qu’on appelle en hébreu une genizah. Voilà, je concevais mon livre à la fois comme l’approche de la genizah et comme la genizah elle-même. Je mêlais à chaque instant le profane et le sacré, sans précaution, comme un innocent. C’était une merveilleuse époque.

La question de la vision/révélation structure le dernier numéro de votre revue. Comment réinventer/réécrire aujourd’hui l’héritage rimbaldien de la Lettre du voyant ?

Je ne fais que ça. J’essaie précisément de trouver une voie pour rendre possible une telle métamorphose de la vision en révélation. C’était déjà le projet de Jean Deichel, le narrateur d’Introduction à la mort française en 2001, puis celui qu’il poursuivait avec plus de moyens dans Cercle en 2007. Le narrateur de mes livres est toujours le même ; il a vieilli, mais il cherche toujours obstinément le lieu, toujours plus resserré, de la vérité. Il ne possède plus grand chose au fil des livres : il a presque tout perdu, a vécu dans une voiture, va vers l’essentiel. Mais il tient ferme sur le programme rimbaldien : il veut « posséder la vérité dans une âme et un corps ».

Alors comment faire, demandez-vous. Comment trouver une voie pour accéder aujourd’hui à la vérité ? Je crois que la littérature est une éthique. Une manière de vivre et de penser. Il faut savoir vivre selon ce qu’on écrit — s’y consacrer.

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L’apothéose de la virtualité est-elle conjointement celle d’une possibilité de salut par la profondeur de ce qu’elle masque ?

Oui, le moment n’a jamais été meilleur pour se sauver puisque nous sommes tombés au plus bas, c’est-à-dire dans l’épaississement des ténèbres ordonnées par la numérisation planétaire. Chercher une issue est la plus vieille histoire du monde ; elle se renouvelle : nous sommes séquestrés, requis en permanence, jusqu’à l’extinction programmée de tout ce qui en nous demeure libre — et pourtant nous nous évadons.

En l’occurrence, le monde intégral du réseau, dont le quadrillage n’excepte rien ni personne, et qui colonise l’entièreté de notre esprit, ne suscite jamais que l’image même d’une lutte immémoriale contre ce qui vole notre âme. Sauf  que les proportions ont changé, et qu’à la faveur de la courbure nihiliste qu’ont pris les dernières décennies, ce monde a quasiment gagné.

Étrangement, ce qui, en face, pouvait sembler n’avoir qu’une importance jusqu’à présent dérisoire, est en train, puisqu’il n’y a pas foule à élaborer un autre rapport au langage, de prendre figure conséquente. Je pense à cette page des Chants de Maldoror où le pou, « brigand de la longue chevelure », l’emporte sur de gigantesques animaux : « Malheur au cachalot qui se battrait contre un pou. Il serait dévoré en un clin d’oeil, malgré sa taille. Il ne resterait pas la queue pour aller annoncer la nouvelle. L’éléphant se laisse caresser. Le pou, non. »

Ainsi ce que nous faisons à Ligne de risque, qui est socialement peu de chose — une simple étincelle — devient-il spirituellement une force digne d’une centrale d’énergie. La mystique de la parole qui est la nôtre est l’exact contraire de ce qui opère dans le tramage du virtuel. En cela notre minorité devient-elle audible.

Qui est Julien Battesti, dont vous donnez à lire un excellent premier texte, L’imitation de Bartleby ? Connaissiez-vous Michèle Causse, traductrice de Melville, ayant décidé de mourir par suicide assisté, dont le jeune écrivain révèle le destin ?

Je connais à peine Julien Battesti. Je le croise de temps en temps au Café Sélect, à Paris. Je sais juste que le livre qu’il écrit à propos de la signification cachée de Bartleby et de son caractère messianique va être un événement ; ses intuitions sont très profondes ; les quelques pages que nous en publions sont d’une grande évidence. Je ne savais rien de Michèle Causse avant d’avoir lu son texte, sinon qu’elle était la traductrice, à mes yeux la meilleure, du Bartleby de Melville.

« Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance ; mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a. » (Matthieu 13 : 12) : que pensez-vous de cela ? Est-il impossible de retourner le désastre en faveur pour qui n’a pas été élu ?

La parole n’est pas démocratique, c’est vrai. Elle est même cruelle.

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Ligne de risque, Revue Littéraire (éditions Multiple) – contributions de Yannick Haenel, François Meyronnis, Valentin Retz, Pierre-Henry Yeshuda Salfati, Stéphane Knecht, Julien Battesti, Philippe Sollers, numéro 2, nouvelle série, 2017, 208 pages

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Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne, Gallimard, 2017, 352 pages

Yannick Haenel, Je cherche l’Italie, Gallimard, 2015, 208 pages

Yannick Haenel, Les Renards pâles, Gallimard, 2013, 192 pages

Yannick Haenel, Le Sens du calme, Mercure de France, 2012, 224 pages

Yannick Haenel, Jan Karski, Gallimard, 2009, 192 pages

Yannick Haenel et François Meyronnis, Prélude à la délivrance, 2009, 224 pages

Yannick Haenel, Cercle, Gallimard, 2007, 512 pages

Collectif, sous la direction de Yannick Haenel et François Meyronnis, Ligne de Risque, 1997-2005, Gallimard, 2005, 384 pages

Philippe Sollers, Poker, Entretien avec la revue Ligne de risque, Gallimard, 2005, 224 pages

Yannick Haenel, Evoluer parmi les avalanches, Gallimard, 2003, 160 pages

Yannick Haenel, Introduction à la mort française, Gallimard, 2001, 208 pages

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