Un chœur pour calmer l’impuissance et l’absence, Du politique par Frank Smith

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“Anthologie de voix” juxtaposées, Choeurs politiques, du poète Frank Smith (éditions de L’Attente) est une sorte de théâtre neuf, un ensemble de mondes en sujets, la constitution d’un espace entre des vivants qui parlent en exposant, dans la nudité d’une relation sans hiérarchie, leurs phrases brisées, blessées, relevées.

Puissance de joie, la révolution est acte de départ sans retour, la possibilité de rencontres inédites, un échange pluriel et tellurique.

Irrigué par la pensée de la philosophie morale de Judith Butler, Choeurs politiques se demande avec elle comment mener une vie bonne dans les conditions contemporaines d’une vie mauvaise.

Pas de personnage incarné, mais des instances vocales, de pures paroles anonymes, des courbes, des possibles, des agencements performatifs.

Conversation avec Frank Smith à propos de son travail politique, et d’horizon fraternel.

Chœurs politiques (éditions de l’Attente, 2017) est-il un livre de réveil ? Le réveil n’est-il d’ailleurs pas le sens même de la littérature ?

Je dirais que c’est un livre de veille, plus que de réveil. Même s’il faut être réveillé afin de pouvoir rester en veille. Même s’il est tentant de demeurer assoupi, « de peur que les veilles laborieuses qui succéderaient à la tranquillité de ce repos, au lieu [d’]apporter quelque jour et quelque lumière dans la connaissance de la vérité, ne fussent pas suffisantes pour éclaircir les ténèbres des difficultés qui viennent d’être agitées. » (Descartes). Peut-être serait-il temps, en effet, de se préparer à être réveillé sans se laisser dévier : se réveiller ­pour éprouver et percevoir, pour savoir écouter et voir, pour saisir les problèmes, les poser, savoir les ajuster et les affûter, et penser à la hauteur de la précision d’un engrenage, en capturant sa pleine intensité. Saisir le passage du réveil à l’éveil, et leur contamination, la zone de leur échange où quelque chose de l’un passe dans l’autre. Mais le réveil ne pousse rien de la nuit qui l’engendre, le jour qui suit le réveil n’apporte pas toujours son aube nouvelle et réparatrice.

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Qu’est-ce que la politique pour vous ?

Je préférerais parler du politique plutôt que de la politique, et procéder à un détour vers Hannah Arendt qui montre que la politique ne se mesure pas à une vérité idéale, que c’est plutôt un bien commun que les hommes fabriquent sans cesse entre eux, et pas entre soi.  Alors, ce qui se passe entre les hommes dure plus longtemps que les hommes eux-mêmes. En août 1950, Arendt note ceci : « La politique repose sur un fait : la pluralité humaine. » Il n’y a pas d’essence de l’homme, juste des hommes : « La politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les-hommes, donc dans quelque chose de fondamentalement extérieur à l’homme. » Le rêve, le vœu d’une écriture à des fins démocratiques — la démocratie étant entendue comme régime et comme forme de vie —, ne serait-il pas d’exprimer les mondes de cette pluralité humaine, le monde des hommes entre-eux, et non entre-soi ? Le politique serait ainsi voué à prendre soin de cet espace-qui-est-entre-les-hommes. Au lieu du contemporain, c’est-à-dire non encore balisé. Si la pratique de la littérature ne nous rendait pas plus « humains », elle ne mériterait aucun intérêt. Il s’agit, comme le revendique Judith Butler, « d’apprendre comment vivre avec ceux avec qui on n’a jamais choisi de vivre et d’accepter la lourde obligation éthique qui ne consiste pas seulement à vivre avec eux, mais à préserver la vie de l’autre. (…) Ceci serait un exemple où une position explicitement éthique fonctionne comme un idéal politique. (…) » Significativement, cet idéal littéraire n’est pas distinct d’un exercice de la résistance.

Quelle(s) différence(s) entre chœurs et peuple ?

Par sa capacité à appareiller la puissance d’une collectivité à la limite du représentable, le chœur permet toutes sortes d’effets de sens ayant trait au social ou au politique, à commencer par la figuration des communautés humaines. On pourrait dire que le chœur est une instance qui parle non pas à la place de, non pas au nom des peuples, mais au-devant des peuples. Car parler consiste toujours à taire ou à faire taire quelqu’un ou quelque chose — celui ou celle qu’on ne laisse pas parler, justement. Et puis le peuple en soi n’existe pas. Le peuple, au singulier de la généralité et de l’unité, le peuple comme simple entité, ça n’existe pas. Ce qui existe, ce sont des peuples (Cf. Gilles Deleuze). De même, la parole en soi ne devrait pas être laissée proliférer. Ce qui doit être instaurée, c’est une parole au-devant, c’est-à-dire à la rencontre de ceux qui ne peuvent pas s’exprimer, ceux qui n’en ont pas le droit ou la capacité, ceux que l’on prive de ce droit ou de cette capacité, et dont le chœur aurait pour fonction de répercuter la pensée, dans un système ouvert de représentation qui n’enferme pas la vie dans un discours mais qui lance l’homme au milieu du monde tout en faisant tournoyer ce monde au cœur de l’homme. Et puisque représentation il y a, il s’agit de retrouver en la renouvelant la force du chœur de la tragédie attique, son noyau originaire, qui est « l’expression la plus haute, c’est-à-dire dionysienne, de la nature », comme l’explicite Nietzsche dans La naissance de la tragédie. Son système de différence et de réflexion, son espace propre jusqu’au vide désignant la voix qui se représente elle-même, et qui pourtant n’y est pas encore présente en personne.

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La geste révolutionnaire est-elle de l’ordre du théâtre ?

Je dirais au contraire que la révolution, y compris depuis la pluralité de ses gestes, nous ne l’avons pas, on ne l’a jamais, ce n’est pas un acquis au lieu duquel le « Je » pluriel du théâtre pourrait enfin advenir. Il faut renverser la proposition : la révolution, on se doit de la produire, qu’elle emboutisse là où ça devient nous en nous, dans un pur mouvement, dans les interstices minoritaires des systèmes politiques actuelles, là où il s’agit de commandement et de domination, quand des majorités définissent la divergence comme écart à la norme, c’est-à-dire comme ce qui doit être expliqué. Car on nous somme toujours de devoir tout expliquer et de devoir s’expliquer. La révolution, c’est une substance à fabriquer face à l’intolérable précarité de la vie, à faire couler au sein d’un espace social et politique qui, lui, est toujours à conquérir et expérimenter. Il n’y a pas de sujet, pas plus que d’objet dans l’ordre du théâtre, il n’y a pas de principe d’énonciation non plus. Le théâtre est toujours ailleurs, dans un nouvel espace-temps. Des foules de voix sans nom, sans lieu et hors du temps, c’est ce qu’on voudrait, non ?

La révolution commence-t-elle par une traversée du langage ?

La révolution commence par une réinvention de la langue. Car il n’y a pas de langue en soi. Le langage est à chaque prise de parole un système de commandement abusif, et il faut commencer par le couper, le casser, le fendre afin de (se) voir autrement. Fendre les phrases et les mots dedans au tranchant de la coupe. La poésie, c’est cela : une conscience révolutionnaire aiguë au monde et du monde, prise dans un rapport de crispation, de condensation, de fusion avec le langage. Refondre et repenser l’espace-entre-les-hommes par l’événement qui consiste à collectiviser et à privatiser la langue à la fois et en même temps. La possibilité sans fin d’évènements novateurs de langue, et donc de vison novatrice du monde, en les faisant et en les produisant dans le réel. Mais il faudrait savoir si le mot de « révolution » continue aussi de désigner son vide et son manque, d’en dessiner les contours et d’en affirmer l’exigence, de préserver vaille que vaille l’actualité des faits.

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Que pensez de cet leitmotiv au cœur de votre ouvrage : « et ne fais pas de châteaux en Espagne, et ne te confie à personne, on est là » ? Peut-on être révolutionnaire sans user de l’impératif ? qui est « on » ? « Le glissement de l’impératif à l’infinitif » ?

C’est réduire la direction du sujet qui

parle, la faire bifurquer, l’embarquer à côté. Il n’y a pas de conformité entre impératif et infinitif, mais un système d’alliance. Quelle est la formule qui correspondra à la dimension du langage indépendamment de ses directions, c’est-à-dire le rassemblement du langage tout entier ? Cela ne peut être que par le « on ». « On » renvoie à des individuations collectives qui ne sont même plus des personnes, ou pas seulement, mais des vents, des climats, des heures, des lumières, des éruptions terrestres. À condition de comprendre que dans le « on parle », tous les sujets, quels qu’ils soient, tous les « je » possibles et imaginables, viendront prendre place. Tout ce qu’il y a à dire du monde viendra s’y configurer. Dans un grand murmure anonyme et imperceptible.

Qu’appelez-vous le « Grand Vivant » ? La vie nue ?

Peut-être un être qui profite de la vie, qui en tire profit, mais peut-être aussi un être qui profite à la vie, littéralement qui permet à la vie qui le traverse de rayonner de manière plus plus intense, plus rapide et plus vivace. C’est la fonction assignée à tout acte de création, le profit résiduel que nous sommes permis de retirer à l’ordre de ce qui s’appelle joie !

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Comment avez-vous conçu et organisé la progression thématique de votre livre ? Cette notion a-t-elle un sens ici ?

C’est d’un théâtre spécial dont il s’agit, un théâtre de l’immédiat, qui ne peut être déterminé avec les questions qui comment combien où et quand, toutes les formes qui en traceraient les véritables coordonnées spatio-temporelles. C’est une anthologie de voix traversées par des circulations, des échos, des occasions qui font plus de sens et de liberté, d’effectivité que l’homme n’en a jamais vus ni conçus. Faire circuler la phrase vide, et faire parler des singularités individuelles, pas personnelles, bref produire du sens commun. Le monde est dans le sujet, le sujet n’en est pas moins pour le monde. Il faut donc mettre le monde dans le sujet, afin que le sujet soit pour le monde. C’est une ligne brisée, une ligne en zigzag, qui réunit l’auteur, les témoins et le monde, et ce qui passe entre eux. Ces chœurs voudraient fonctionner donc sans progression spécifique ni thématique, mais entraîner dans toute sorte de relations, en procédant non par attribution mais par juxtaposition. « Et », et non plus « est ». Ciel et bleu, et non plus : Le ciel est bleu. Chaque proposition-prescription est éclairée par d’autres valeurs, pas forcément textuelles, répertoriée dans son mouvement propre selon une technique de montage et de collage qui se retourne elle-même, avec répétition à petites différences. Les énoncés ainsi produits se défont de toute prise de pouvoir, ils se nouent, créent des alliances provisoires, les rompent, se réconcilient : chaque voix y parlerait enfin pratiquement et librement pour son compte, hors de tout principe d’identification.

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Votre texte a-t-il été inspiré par cette adresse à la jeunesse qu’est Credo de Jack Kerouac ?

J’apprécie beaucoup ce texte, la rage poétique qu’il revendique et dégage, mais je ne me suis pas appuyé dessus. C’est l’idée de prolonger à ma manière les imprécations du personnage de Nova dans le beau poème dramatique de Peter Handke, Par les villages (trad. de l’allemand (Autriche) par Georges-Arthur Goldschmidt, Collection Le Manteau d’Arlequin, Théâtre français et du monde entier, Gallimard, Paris, 1983), qui a plutôt présidé à l’écriture de ce livre. Nova parle ainsi : « Joue le jeu. Menace le travail encore plus. Ne sois pas le personnage principal. Cherche la confrontation. Mais n’aie pas d’intention. (…) » Où l’on voit que la poésie est une forme d’appréciation et d’émancipation du réel, une remontée dans la pensée de l’autre pour l’autre, et une réparation de la langue dans la langue.

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Frank Smith, Chœurs politiques, éditions de lAttente, 2017, 78 pages

Editions de l’Attente

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