Sarajevo, comme Alep, où vivre ensemble dans la diversité confessionnelle et identitaire était possible, a subi un urbicide.
A voir aujourd’hui la capitale de la Bosnie-Herzégovine reconstruite en tous sens, qui s’en souvient encore ? Le béton des immeubles collectifs masque désormais les plaies, la colère, et la honte.
Dans son projet photographique, Ici prochainement : Sarajevo, publié par les éditions Intervalles dans un beau format à l’italienne, Alban Lécuyer interroge la place faite au passé dans une ville gagnée par la fièvre d’effacement de ses cicatrices.
Avec cette série, au titre donnant l’impression d’une publicité pour projet immobilier, le photographe prolonge un travail déjà entrepris sur les villes de Paris, Nantes, Bilbao, Lisbonne, La Havane et Phnom Penh (liste non exhaustive), telles que transformées, modifiées, projetées dans l’avenir, par les visions parfois stéréotypées des urbanistes et des architectes.
Dans une préface inspirée intitulée « Addition des lumières », l’écrivain bosniaque Velibor Čolić rappelle l’étymologie du mot Sarajevo, soit le caravansérail, c’est-à-dire le bouillonnement des rencontres et des paroles qu’offrent les échanges commerciaux lorsqu’ils trouvent des lieux où réinventer Babel.
Point de bascule du XXème siècle (l’assassinat le 28 juin 1914 de François-Ferdinand d’Autriche par l’anarchiste serbe Gavrilo Princip), Sarajevo insiste dans la mémoire européenne comme un double lieu de douceur et de violence (souvenir horrifié des snipers du terrible siège de la ville ayant duré trois ans, dix mois et vingt-trois jours, 5 avril 1992 – 28 février 1996).
Détruite ou endommagée dans sa qualité totalité, la guerre ayant eu lieu à Sarajevo fut une guerre « contre l’architecture et la hauteur, contre l’habitat collectif et le métissage, contre un vivre-ensemble unique entre Bosniaques musulmans, Serbes orthodoxes et Croates catholiques ».
Alban Lécuyer rappelle ces propos formulés Ivan Štraus, architecte dans les années quatre-vingts de l’hôtel « Holiday Inn » et des tours UNIS de Sarajevo : « Les lieux ordinaires ne sont pas détruits de manière aléatoire, mais parce qu’ils sont, dans le quotidien des habitants ordinaires, des repères de la proximité et de la mixité des populations. » (Sarajevo, l’architecture et les barbares, Linteau, 1994)
Ici prochainement : Sarajevo, dont la matière plastique et formelle se révèle d’une très grande richesse, est construit comme un projet politique, rendant compte « de la lente métamorphose de la ville en extrapolant le vocabulaire visuel de l’architecte : la modélisation en 3D, l’usage des silhouettes anonymes, les vues projectives destinées à promouvoir les immeubles de standing, les banques d’images, la photographie d’architecture. »
Les projections architecturales font ainsi de la ville un pur artefact, une sorte de vide abyssal peuplé de silence, un spectacle à la fois monumental et de peu de réalité, une fiction où habiter.
D’une tour surplombant le boulevard Meše Selimovića de sinistre mémoire, une jeune femme de dos contemple le présent d’une ville où les fantômes sont des martyrs encombrants.
Il s’agit d’Alena Dzebo, actrice apparaissant dans Notre musique, film de Jean-Luc Godard (2004), dont la deuxième partie, « Royaume 2 – Purgatoire », se déroulait à Sarajevo à l’occasion des Rencontres Européennes du Livre.
Un revolver en plastique, un cabas, un parc arboré, une mosquée, un portrait en surimpression du général Jovan Divjak, un vendeur de maïs travaillant dans la rue, une douille sculptée que des touristes achèteront probablement.Claude
A ne plus savoir distinguer le réel de l’image, et les vivants des morts, la confusion gagne peu à peu le spectateur, invité à traverser une ville aussi concrète que virtuelle – Sarajevo cosa mentale.
Des hommes courent, it’s time too move, sur un écran d’ordinateur, bientôt insérés sur une affiche publicitaire. D’autres, quelques pages plus loin, ont sûrement couru en un autre temps, pour sauver leur peau.
Apparaît la silhouette en papier découpé de ce soldat infâme, cigarette levée comme l’on porte à ses lèves un cocktail, donnant un coup de pied automatique au cadavre étendu à ses pieds.
Il ne reste rien, mais des chiens errants, mais des pans de murs effondrés, mais un unijambiste, mais un minaret immaculé dont l’érection impeccable est un souvenir de ruine.
Des nouveaux complexes résidentiels, une mosquée wahhabite, des burqas comme autant d’impacts de balles.
Postmoderne, la nouvelle Sarajevo est aussi post-politique étendue marchande menacée par de poussées de colère populaire.
Le pouvoir y est montré comme un espace vide, mais non au sens de la démocratie telle que définie par le philosophe Claude Lefort, plutôt comme l’indice d’une corruption généralisée provoquant le désert.
Page 28, cette citation : « On a fini par se demander si la guerre avait seulement détruit les bâtiments ou si elle avait également détruit ce que les architectes appellent souvent le vide – les espace publics, les espaces de rencontre. » (Nabil Beyhum, La guerre aux civils, Bosnie-Herzégovine 1992-1996, 1997)
Alban Lécuyer, Ici prochainement Sarajevo, préface de Velibor Čolić, Editions Intervalles, 2017, 120 pages – en librairie le 4 mai
Découvrir les éditions Intervalle
Velibor Čolić, Manuel d’exil, Comment réussir son exil en trente-cinq leçons, roman, Gallimard, 2016, 204 pages
Avec beaucoup d’autodérision, l’écrivain bosniaque décrit dans Manuel d’exil, Comment réussir son exil en trente-cinq leçons, son arrivée comme déserteur en France en 1992, ses tentatives d’insertion, l’effort considérable pour apprendre la langue française, s’y inventer de nouveau comme écrivain (Mother Funker, Perdido, Archanges, Jésus et Tito, Sarajevo omnibus), et tenter de séduire, Dean Moriarty égaré dans le roman de sa propre vie (il se rebaptise un temps Alain Balzac), des femmes aussitôt vues que fantasmées et, pour la plupart, perdues.
« Je suis un hibou, fébrile et sans ailes, chétif et inadapté. »
« Je ne suis pas un homme, je suis une anecdote. »
« Je ne suis rien, ou presque rien, un chien qui lèche ses plaies. »
« Je suis HB, le Hemingway Bosniaque. C’est du costaud, moi. Faut pas me chercher. »
Parole de son voisin Joseph Korda, ombre rescapée des camps nazis, un sage : « Le bonheur est petit, ordinaire et discret, nombreux sont ceux qui ne peuvent le voir. »
Croire en la littérature, dans l’affection, et le bruit neuf.
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Alban Lécuyer expose sa série The Grand Opening of Phnom Penh au festival de la photographie européenne de Montpellier, Boutographies, du 6 au 28 mai 2017